Critique : Laufey - A Matter of Time
Les différences thématiques, d’abord, sont très apparentes. En effet, Laufey s’est fait connaître en tant qu’auteure-compositrice avant tout (outre son aspect rétro et son invocation du Great American Songbook) pour ses nombreuses chansons qui parlent de diverses façons d’amour, reconnues pour leur humour, leur romantisme et surtout pour leur capacité à parler de la Gen Z, qui pourtant, dans ses goûts artistiques, fuit la romance. Et s’il y a toujours eu dans la discographie de la chanteuse des exceptions à ce choix dans les paroles, y compris dans son opus précédent Bewitched, vu comme un album de chansons d’amour par son autrice, ici ces exceptions sont nettement plus nombreuses. Ainsi, parmi les quatre singles qui ont précédé la sortie de l’album, on peut citer Snow White, qui traite de l’image de soi de l’artiste dans un retournement inversif d’une des chansons de son premier EP, Magnolia.
On peut encore parler de Remember Me, avec son refrain en islandais sur son exil loin de son île glaciale natale et son désir d’en rester liée, Clean Air sur le besoin de prendre l’air ou encore Carousel. Les chansons qui parlent des relations sont toujours présentes, mais de façon plus « subvertie », ainsi l’excellent Castle in Hollywood, qui parle d’une rupture amicale plutôt qu’amoureuse, Sabotage sur les tendances autodestructrices dans une relation ou encore Mr. Éclectique, se moquant des performatifs mâles. Il reste des morceaux purement romantiques, avec la vision et l’œil de Laufey pour ce genre de texte, comme l’ouverture Clockwork, qui raconte une histoire d’amour avec un ami, avec une façon d’écrire vraiment dans la veine de l’artiste, ou Lovergirl, le plus gros hit de l’album, sur l’attente amoureuse face à un être aimé trop loin. Silver Lining, de façon ironique, raconte les moments d’excitation du début d’une nouvelle relation. Tough Luck est une déclaration pleine d’humour et de ressentiment de rupture. Too Little Too Late, peut-être plus que les autres, exemplifie ce qui fait la différence entre les morceaux romantiques de cet album par rapport au précédent. Sous forme d’une longue balade théâtral Laufey nous y raconte pleine d’émotions une longue histoire d’amour manqué et les regrets qui l’accompagnent.
Les paroles sont ici, comme à chaque nouvel opus, attachantes et personnelles, et montrent un thème de la transformation de soi, de la crise et du renouvellement que celle-ci apporte, et de la vulnérabilité que l’on montre à ces moments-là.
Tout en préservant son charme caractéristique, et comme elle l’a elle-même annoncé en promotion de l’album : A Matter of Time est l’acceptation et la représentation du chaos de la vie pour Laufey dans sa carrière musicale.
Mais c’est musicalement aussi que l’album est très différent, faisant preuve d’une diversité de genres et de sons inédite. Outre ses collaborateurs habituels que sont Spencer Stewart ou le Philharmonique d’Islande, Laufey se voit ici accompagnée derrière les consoles d’enregistrement par Aaron Dessner du groupe The National, qui a sûrement contribué à la nature très éclectique en termes de genres et de sonorités de l’album. Car c’est bien l’album le moins jazz de Laufey. Si l’ouverture Clockwork reprend un trio de jazz, s’il y a de la bossa nova sur Mr. Éclectique (où Laufey est accompagnée par Clairo aux chœurs) et sur le principal single de l’album Lovergirl, et qu’il y a aussi la bonus track Seems Like Old Times, qui représente le standard de l’album (tradition qu’elle tient d’en inclure un depuis son premier EP, les standards étant ce qui l’a fait connaître), c’est bien la diversité stylistique qui marque musicalement l’album.
Ainsi, le premier single Silver Lining a tout de suite montré ces orientations musicales nouvelles avec un son indé inspiré des slows du rock’n’roll du début, avec une ambiance très 1961. Tout cela est sûrement dû à l’impulsion de Dessner (probablement choisi pour son travail sur les albums « folk » de Taylor Swift), qui vient d’un univers sonore assez différent de Laufey.
Cette inspiration indé continue sur d’autres morceaux, prenant même une tournure folk rock, rappelant plus Belle and Sebastian ou même She & Him, eux aussi inspirés par les standards, que Norah Jones ou les albums « folk » de Taylor Swift, qui seraient sûrement des inspirations plus proches des influences de Laufey. Ici, l’impression générale est presque identique, à l’exception peut-être de A Cautionary Tale, coécrit avec Dessner, qui fait « swiftien » (tout comme le beaucoup plus pop Tough Luck). Les morceaux qui entrent dans cette optique folk rock seraient Snow White, A Castle in Hollywood, Carousel, A Cautionary Tale et Clean Air. À cela, on peut ajouter dans le mélange des genres la pop assumée de Tough Luck, le côté orchestral et Broadway de Remember Me et même l’étrangement beatlesien Sabotage, sur lequel Laufey joue avec la dissonance de façon convaincante et à contre-courant de ce qu’on peut attendre d’elle.
De plus comme sur l’opus il y a un morceau d’interlude instrumental d’inspiration classique mais là où le précédent s’appelé Nocturne été porté par le piano et été d’inspiration Litz/Chopin/Rachmaninoff, ici celui si est appeler Cuckoo Ballet et joue sur tout l'orchestre et est d’atmosphère plus féerique et lumineuse.D’un point de vue technique on note aussi dans le mix une orientation nouvelle, là où Bewitched avait un son très chaud et automnal ici tout est plus frais, estival, et lumineux, plus proche de son premier album que de l’ambiance feutré du précédent mais marqué par un maximalisme et une ambiance studio plus marqué que ses début très “bedroom” dans l’inspiration du mix.
Ainsi, si les cordes et les influences de Laufey sont bel et bien présentes sur chacun des morceaux, on a affaire à un album plus « indé » que jazz, détonant avec le précédent tout en s’inscrivant dans sa lignée. Cet éclectisme de genres au niveau de la musique conforte ainsi les thèmes lyriques de l’album.
Il est a noté que ce changement d'orientation musical pour Laufey, elle qui a toujours était partagé entre deux publique de vieux fans de jazz et de jeune tiktokeuses, et ce en dépit de sa tournée dans des stade géant avec invités pop, n'est en rien un sell-out. En effet l'oeuvre est cohérente sur elle même et cette album complète la discographie de la chanteuse et ne vient pas la ternir, le fan qui l'a connu chantant les standards au début autant que la jeune fille qui est devenu fan d'elle avec ses publication sur les réseaux y trouveront chacun leurs compte sans que le plaisir de l'un n'a empiété sur le plaisir de l'autre.
D'ailleurs les lives de la tournée de l'album le représente bien car si il y a des invité pop le temps d'une chanson, un trio de jazz et plus d'improvisation son aussi présent, réunissant encore une fois le meilleur des deux monde dans un disque et une tournée ou l'éclectisme n'est pas à bute commerciale mais représente bien les différentes facettes d'une artiste qui n'a jamais caché ni ses gouts ni ses influences mais à toujours rendu hommage à tout ceux avant elle qui l'ont inspiré dans la musique.
L'album n'a d'ailleurs reçu que de très bon retours dans l'ensemble que cela soit chez les fans comme chez les critiques. Et sans que tout cela ne traduise de possibilités que la monté exponentielle de Laufey ne puisse s'arrêter avec de plus aucun signe pour l'instant de trahisons ou de compromissions artistiques, risque toujours possible pour les artistes explorants autant (et avec autant de brio et facilités) les frontières de si nombreux genres de musique à la fois et en y trouvant en plus un grand succès.
Le résultat est clairement réussi, mais les différences soniques et stylistiques, bien qu’intéressantes et de qualité, nous font peut-être réévaluer encore plus positivement son opus précédent, dont les tons automnaux et romantiques enveloppants contrastent avec la diversité et la fraîcheur de celui-ci, et nous font entrevoir une future discographie complète et complexe, dans laquelle la voix de l’artiste reste omniprésente, mais où chaque album est bel et bien non pas juste une nouvelle collection de chansons, mais une œuvre à part entière — dans la grande tradition moins jazz (pour laquelle l’album, ici aussi base artistique du genre, est une expression nouvelle de talent technique sur un répertoire donné) que du rock (où chaque album, dans ses imperfections comme ses réussites, est une œuvre à part entière qui tisse un grand tout dans une discographie plus globale de l’artiste).
-Note : 17,5/20 -Année de sortie : 2025 -Genre : Jazz Vocal, Indie Folk, Bossa Nova, Indie Pop
Et un grand merci à mon ami Jean Eudes (qui maintenant a aussi son propre blog : www.adpvousraconteseshistoires.fr) qui m'a offert la version 33t de l'album
Commentaires
Enregistrer un commentaire
Laissez un commentaire !