Angoisse et Nostalgie : notre monde flottant de "L'Hyper-Impermanence"
Pour le Bouddhisme, le monde est soumis à une force écrasant tout, inéluctable et inévitable, dont la seule issue, face à sa force, est l’acceptation : l’Impermanence.
L'impermanence est présente partout, elle écrase tout, érode chaque élément de l’univers, de nos frêles vies humaines à celle des dieux, de l'amour des adolescents aux amas galactiques. C’est l'élément qui réduit les vies, dans ce qui semble être leurs infinies complexités, à de simples “larmes perdues dans la pluie”.
L’impermanence, Anitya,
n’est pas entièrement synonyme du “temps qui passe”, bien qu’elle s’en
rapproche sur certains points.
On peut la lier à
certains points de la philosophie occidentale : le “Chaos” de Nietzche,
la “Vanitas” de l'Ecclésiaste et surtout le “Panta rhei”
d’Héraclite, au delà de la philosophie occidentale ou orientale, nous pouvons
nous hasarder aussi à un parallèle avec la notion scientifique d’entropie issue
de la thermodynamique, en tant que “flèche du temps”.
Car avant tout, la définition courte de l’impermanence ne serait pas tant que le temps passe, que tout à une fin, mais aussi que rien ne reste le même, tout est en mutation permanente, que, dans cette vision très bouddhique, rien ne peut conserver une identité propre, qu'il n’y a pas d'essence mais seulement un changement implacable.
On retrouve cela d’une
certaine façon d’un point de vue plus scientifique, dans la fameuse maxime de
Lavoisier “rien ne se perd, rien ne se gagne, tout se transforme” :
l'immanence du monde est telle que rien de nouveau se crée et qu’ainsi, aussi,
il n’y a rien qui ne disparaisse à jamais mais bien que tout n’est qu’un
incessant recyclage des mêmes éléments, dans un mouvement à la durée telle
qu’elle apparaît à l'être conscient comme étant presque infini et presque
invisible bien que la science montre que le mouvement perpétuel n’existe pas et
que le bouddhisme montre lui même que le grand cycle du karma s'arrêtera.
Si cette maxime nous
vient de la philosophie des Lumières, elle fait écho à une idée plus
contemporaine qui dit que nous sommes faits de la poussière des étoiles, dans
le sens où chaque élément est transformé et est issu d’un matériel ancien qui
semble avoir disparu mais qui s’est juste muté sous le poids de l’entropie.
Ainsi, dans l’idée que
formule Lavoisier par sa célèbre maxime, on retrouve non seulement l’idée
bouddhique d’impermanence mais aussi la possibilité de voir le concept de
non-existence et de non-persistance des choses, car si rien ne perd et tout se
transforme, c’est bien que l’essence des choses n’existe qu’en un instant T
pour l'observateur face à l'éternelle mutation et transmutation du matériel et
de la matérialité de ces mêmes choses.
On peut néanmoins trouver, via l’idée de l’ADN, une vision scientifique de l'identité et de la personne “non-bouddhique”, néanmoins, même dans cette idée, l’impermanence ne peut être dépassée, ainsi les télomères, extrémités de l’ADN, qui définit l’identité d’un être, se raccourcissent avec le temps et la pression de l'existence.
Si face à ce “monde flottant” bouddhique, en occident nous avons préféré découvrir des ancres ontologiques auxquelles la vision bouddhiste demande de renoncer : des essences, des êtres, des étants, tant de choses qui nous permettent métaphysiquement d’imaginer ou de saisir une éternité, une stabilité bien qu’elle soit dans le monde des sphères et des idées avant tout mais qui ressurgissent dans le monde matériel “flottant”.
Ainsi dans le Bouddhisme,
il n’y a pas d’essence, pas de réalité métaphysique, il n’y a pas de propriété
propre, d’essence, seulement des phénomènes émergents et disparaissant à
nouveau dans une fraction de seconde, à la nature éphémère, et, parmi ces
phénomènes émergents, il y a la conscience qui, dans l’angoisse de ce cycle du samsara,
prête aux choses qu’elle rencontre et à soi-même, une identité illusoire
pour tenter vainement de s’accrocher.
Le seul “remède” aux angoisses face à ce cycle infernal est de parvenir à l'éveil, la réalisation pleine et entière de cette impermanence écrasante et de cette absence d’identité ontologique, seule façon de sortir de l’angoisse de l’être.
Il est d’ailleurs
intéressant de constater que les choses furent pourtant plus pérennes dans le
monde bouddhique face aux grands mouvements d’une Histoire tout aussi violente
que notre Occident platonicien, bien que nous puissions voir dans cela
l’influence toute autre du confucianisme, philosophie conservatrice par
excellence venant contrebalancer l’iconoclasme ontologique bouddhiste d’une
certaine façon.
Au-delà de ces questions
de différences conceptuelles et pratiques entre l’Occident et l’Orient face à
ce phénomène d’impermanence incontestable (bien que nous pouvons en tirer des
conclusions métaphysiques différentes face à son écrasante présence), il reste
intéressant sur de nombreux points notamment venant du fait que, indépendamment
des questions d’essence, que ce changement cosmique perpétuel est vu tant pour
les bouddhistes que, d’une certaine façon, par nos philosophes occidentaux
comme la source de toutes les angoisses et de tous les malheurs.
Nous pouvons même aller plus loin vers l’idée selon laquelle cette angoisse existentielle, liée à la nature impermanente du monde, en dépit du relatif confort matériel dans lequel nous vivons depuis l’après-guerre et les technologies de la communication nous offrant un divertissement temporellement infini, chez nos penseurs postmodernes, serait ainsi décuplée, y compris du fait de certaines dispositions matérielles autant que des dispositions spirituelles, au point que nous pouvons considérer notre époque comme étant celle d’une “hyper-impermanence”, exacerbant l'angoisse naturelle par des transformations économiques, culturelles, environnementales et politiques inédites.
Premièrement, il est
intéressant de comparer plus en avant la réponse occidentale à l'Impermanence
et comment cette réponse “immunitaire” à ce phénomène implacable fut gage, sans
dénigrer la réponse bouddhique, d’une certaine quiétude.
Ainsi, dans la
philosophie occidentale, ou tout du moins dans une partie historiquement
majoritaire, face au monde impermanent du bouddhisme, le concept d'identités et
des buts (le “telos”) ont été donnés aux choses de ce monde sublunaire
représentant, suivant une idée platonicienne, une existence plus réelle que
celle pâle en comparaison des objets de notre monde matériel, car ces idées,
elles, sont parfaites et éternelles, évoluant dans le monde infini et
intégrable des sphères.
Si la philosophie occidentale n'est pas entièrement platonicienne, c'est bien sur des idées platoniciennes qu'elle s'est formée et ainsi, même pour des modèles métaphysiques et philosophiques se fondant en rejet d’un idéalisme platonicien, c’est bien dans cet univers mental, cherchant la transcendance et des réalités objectives, idéales ou matérielles, que s'établit la réponse occidentale à l'impermanence. Après tout : “The fundamental things applies as times goes by”.
Ainsi, dans le cadre du
dilemme classique du bateau de Thésée, l’Occidental pense qu’il y a
potentiellement une possibilité que le bateau soit toujours le même, qu’il
conserve son essence, le philosophe Bouddhique, quant à lui, du fait de
l’impermanence écrasante considérera que l’idée même qu’il y eu un bateau pour
commencer ne fut qu’une illusion de l’ego.
Les choses dans le bouddhisme ne sont pas appelées à rester, par conséquent n’ont d'existence propre que de façon vaguement émergente, en Occident, par contre, si elles peuvent matériellement disparaître, elle ont une tangibilité qui fait, qu’en dépit de cela, elles ont une existence bien réelle, matérielle ou idéale, durant leur temps.
A noter tout de même que
le Bouddhisme, en dépit de ses déclarations comme illusoires et impermanentes,
n’a tout de même pas un rejet complet des choses du monde, notamment nous
pouvons penser à la fameuse attitude nostalgique des Japonais face au choses
frappées par l’impermanence de “l’empathie pour les choses”, “Mono no aware”,
à l’origine de l'étonnante culture matérielle de cette civilisation apportant
aux choses matérielles une vision d’une “tendre tristesse” sachant mieux les
apprécier et les révérer de par même leur caractère transitoire.
Un autre caractère étonnant de l’incroyable résistance des civilisations asiatiques, touchées par la philosophie bouddhique, dans la préservation du monde en dépit de la radicalité philosophique de cette pensée de l’anitya et de la non identité (bien qu’en Occident, Virgile, déjà, face à la destruction de Troie, commandait d’avoir Lacrimae Rerum, “les larmes pour les choses”).
La réponse occidentale
face à l’impermanence se trouve ainsi dans le dilemme qui fut posé à Achille
concernant sa vie : ou bien une vie longue et fertile mais monotone, ou bien
une vie courte mais éclatante, apportant l'immortalité du nom au détriment de
l'éphémérité de sa vie, en d’autres termes, face au temps qui passe “contre
duquel on ne peut rien” pour ne citer tels illustres inconnus, face à cette
impermanence écrasante et inéluctable, l’Homme trouvera la satisfaction de
l’être, non dans un renoncement bouddhique, mais dans un appel à une
transcendance qui se trouvera soit dans le cocon du quotidien soit dans la
quête de l’absolu.
Si le monde platonicien est éloigné de l'existence matérielle, on peut tout de même ainsi, par ses “voies”, se rapprocher de leur transcendance qui se trouve ainsi dans une maîtrise certaine de l'existence à la différence du bouddhisme et de sa réalisation de l'illusion mais aussi d'autres traditions philosophiques et religieuses qui stipulent que la transcendance se trouve via la mystique et l'union avec l'essence divine extra-mondaine, c'est la Bakhti Hindoue et la Theosis Orthodoxe.
Ainsi, l'existentialisme,
de par cet héritage de la philosophie platonicienne, cherche à répondre au
problème de l'impermanence via l'existence plus que par des formes de retrait
en dépit du fait que ces philosophies se soient extirpées du système et de la
réflexion métaphysique classique (Réflexions métaphysiques qui d'ailleurs pour
Kant sont la résultante d'un oubli par la raison de la finitude allant dans le
sens d'une philosophie occidentale se construisant sur une métaphysique
cherchant à transcender la nature impermanente du monde) à la fois par une
forme de dépassement de soi pour, ou, dans la société, porteuse de sens ou
permettant à l’individu de se trouver un sens intérieur mais aussi face à la
solution du “quotidien” répétitif et a priori peu enclin à offrir cette
transcendance qui permettrait de s’émanciper de l’angoisse de l’impermanence
des choses : ainsi finalement face à ce temps qui passe et au quotidien
répétitif, Camus peut imaginer Sisyphe heureux.
Si certains grands
personnages, artistes ou héros, ont pu embrasser une vie de transcendance
achilléenne, s'échappant de l’angoisse d’un monde flottant par des actes
appelant à l'immortalité dans les consciences (ou tout du moins l’illusion
d’une telle idée de gloire) le fait est que la plupart des êtres humains
trouvèrent au cours de leur temps le réconfort existentiel dans l’idée plus sisyphéenne
du contentement et de l’acceptation du quotidien, en dépit du sentiment
d’absurdité que cela a pu induire du fait de l’impermanence et du caractère
vain qui frappent toutes choses.
La répétition apporte la complétude car elle permet en un sens de s'extirper de l’illusion première de vacuité qu’avait pu apparaître en réponse à cette même répétition.
La Nostalgie, en ce sens,
est, et fut, un outil particulièrement utile et pratique, en dépit de son
caractère hautement et fiévreusement illusoire.
De façon analogue à la
vision japonaise de “l’empathie pour les choses”, la nostalgie permet de fixer
le passé dans une réalité essentialiste en affront même à l’impermanence.
La Nostalgie rend compte
de ce que l'on a perdu et gagné et achève l’essentialisation du monde en
faisant du temps passé, par définition instant flottant et transitoire, un
lieux bien réel pour l'esprit, un refuge tangible et plus réel que le réel du
présent car achevé dans son telos achevé.
En outre, une telle reconnaissance du passé est impérative pour assurer la transmission, mécanisme civilisationnel fondamental mais aussi assurance personnelle d’avoir une “bouée” dans ce monde flottant. D’une certaine façon suivant ce point de vue, l’Humain s'ancre au monde par la tradition et le rite, que ce soit à la nature ou à la société voire même à son rapport à l'existence, sans cela il est laissé à la dérive dans ce fleuve qui n’est jamais deux fois le même que son nos fragiles vies impermanentes.
C’est un des coeurs de la
vision des artistes romantiques du XIXème siècle qui, en dépit de leurs
aspirations héroïques et historiques, voyaient dans la nature (illustrée par
les grandes toiles de G.Friedrich) et dans le passé magnifié (comme l’illustre
le retour au tradition populaire et folklorique nationale qu’appelle le
romantisme autant que la recherche et la remise en avant des esthétiques et
souvenirs médiévaux et gothiques en opposition de la rationalité du néo classicisme
précédent) une source de confort autant que dans la douceur d’un quotidien
idéalisé comme dans les fameux poèmes de Victor Hugo “Regard jeté dans une
mansarde” et “Ce siècle avait deux ans” :
“L’église est vaste et
haute. À ses clochers superbes
L’ogive en fleur
suspend ses trèfles et ses gerbes ;
Son portail
resplendit, de sa rose pourvu ;
Le soir fait
fourmiller sous la voussure énorme
Anges, vierges, le
ciel, l’enfer sombre et difforme,
Tout un monde
effrayant comme un rêve entrevu.
Mais ce n’est pas
l’église, et ses voûtes sublimes,
Ses porches, ses
vitraux, ses lueurs, ses abîmes,
Sa façade et ses
tours, qui fascinent mes yeux ;
Non ; c’est, tout
près, dans l’ombre où l’âme aime à descendre
Cette chambre d’où
sort un chant sonore et tendre,
Posée au bord d’un
toit comme un oiseau joyeux.
Oui, l’édifice est
beau, mais cette chambre est douce.
J’aime le chêne altier
moins que le nid de mousse ;
J’aime le vent des
prés plus que l’âpre ouragan ;
Mon cœur, quand il se
perd vers les vagues béantes,
Préfère l’algue
obscure aux falaises géantes.
Et l’heureuse hirondelle au splendide océan.”
et
“Ce siècle avait deux
ans ! Rome remplaçait Sparte,
Déjà Napoléon perçait
sous Bonaparte,
Et du premier consul,
déjà, par maint endroit,
Le front de l'empereur
brisait le masque étroit.
Alors dans Besançon,
vieille ville espagnole,
Jeté comme la graine
au gré de l'air qui vole,
Naquit d'un sang
breton et lorrain à la fois
Un enfant sans
couleur, sans regard et sans voix ;
Si débile qu'il fut,
ainsi qu'une chimère,
Abandonné de tous,
excepté de sa mère,
Et que son cou ployé
comme un frêle roseau
Fit faire en même
temps sa bière et son berceau.
Cet enfant que la vie
effaçait de son livre,
Et qui n'avait pas
même un lendemain à vivre,
C'est moi. –
Je vous dirai
peut-être quelque jour
Quel lait pur, que de
soins, que de voeux, que d'amour,
Prodigués pour ma vie
en naissant condamnée,
M'ont fait deux fois
l'enfant de ma mère obstinée,
Ange qui sur trois
fils attachés à ses pas
Épandait son amour et
ne mesurait pas !
Ô l'amour d'une mère !
amour que nul n'oublie !
Pain merveilleux qu'un
dieu partage et multiplie !
Table toujours servie
au paternel foyer !
Chacun en a sa part et tous l'ont tout entier !”
Il est courant de voir un discours “progressiste” (dans ses formes radicales car le “progressisme” non révolutionnaire est seulement un optimisme et un enthousiasme sur la capacité d’améliorer notre monde sublunaire qui ne sera jamais parfait) considérant que le passé vaut le présent, comme s’il ne pouvait y avoir de maux exclusifs à une époque, voire comme s’il n’était qu’une collection sans nom d’heurs que seul des êtres pervers ou manipulés pourraient regretter par rapport à nos glorieux temps modernes (qui, par les même personnes, sont décrits pourtant de façon analogue aux descriptions des bas-fonds de Paris par Zola, d’il y a plus d’un siècle) ouvrant le chemin à une caractéristique que l'on voit proliférer depuis quelques années et qui participe d’une certaine façon politiquement et esthétiquement à cette instabilité existentielle face à l'inéluctable impermanence : la guerre contre la nostalgie.
Si la nostalgie est belle est bien aussi, d’une certaine façon, une puissante illusion, en faisant s’arrimer l’esprit dans le confort d’un passé n’ayant plus d'existence, devenant presque un rêve plus inaccessible, encore que les rêves eux-mêmes qui n’attendent que d’être réalisés, la nostalgie possède, néanmoins, bien que de façon “non-bouddhique” voire “antibouddhique”, des vertus humaines importantes comme nous l’avons vu dans ce paradigme impermanent des réalités quotidiennes.
La Nostalgie a donc non
seulement donné corps et cœur au passé mais aussi, en l’idéalisant, sanctifie
la nécessité de préservation et de transmission au cœur de ce monde
flottant.
On pourrait se risquer à
une approximation d'explication de psychologie évolutive en avançant même que
la nostalgie pourrait avoir précisément une fonction évolutive en permettant à
l'être humain non seulement de se fixer dans son environnement mais aussi en le
rendant défiant au changement, et paradoxalement, lui permettre d'avancer en
lui donnant l'impulsion de sauvegarder et de chérir des comportements et des
situations favorables et agréables, permettant ainsi d'être prudent face à un
monde pouvant se voir, sous l’action de l’impermanence et de la folie des
hommes qui en découle, privé de ses vertus passées.
Les visions anti
passéistes déployées par des courants progressistes, notamment ceux inspirés
des doctrines culturelles d'Antonio Gramsci, car elles s'opposent dans leur
cadre matérialiste aux structures sociales et culturelles des civilisations
humaines qui sont vues comme autant d’obstacles à surmonter et déconstruire
afin de faire advenir une société révolutionnaire, voit ainsi dans la nostalgie
un obstacle.
Non seulement c’est un
outil naturel d’une certaine forme de conservatisme mais c’est aussi une vision
qui empêche la vision linéaire de l’histoire portée par de tels courants. Le
passé se doit absolument, dans leur vue, de n’être que barbarisme et oppression,
le présent subverti, lui, est à la fois un temps de lumière (“comment cela
est-il encore possible en 20XX !?”) et une prolongation de ces ténèbres passées
que perpétuent les institutions, seul l’avenir, moment du temps le plus
incertain et doté de l’essence la moins tangible, trouve grâce à leur
yeux.
La vérité étant que le
temps n’est pas linéaire dans sa distribution du bien et du mal (cela serait un
sujet d’étude ultérieure intéressant) et que ce qui est porté en triomphe un
jour pourra le lendemain être voué aux gémonies et que, si progrès il y a, il
peut y avoir de l’oubli aussi, les choses ne se distribuant également mais bien
s’adaptant et changeant en fonction des conditions toujours nouvelles du monde
: ainsi dans un monde où existe l’arme nucléaire et où donc l’humanité entière
peut revenir de l'âge de l'intelligence artificielle aux pires famines de l'âge
de bronze, peut-on vraiment considérer que le progrès et la foi en l’avenir
sont supérieurs à ce que l'on a déjà et à l’héritage de la sagesse des anciens
?
Le Bouddha n’est pas un adepte du matérialisme dialectique, son impermanence n’est pas la marche marxiste du progrès, c’est un fait écrasant et universel de l’univers ne garantissant rien si ce n’est que rien n’est garanti.
Ainsi, la critique
matérialiste de la nostalgie sert avant tout à justifier une subversion du
présent comme on peut, par exemple, souvent le voir en ligne au travers de
virulentes attaques portées contre les représentations classiques du suburb
américain des années 50, présenté comme faux et illustré comme occultant une
réalité aussi sombre que la nôtre, est avant tout un discours politique pour
sembler gommer le fait que les structures économiques et familiales des années
50 n’existent plus (en dépit des critiques tout à fait acceptables de la
société américaine de ce temps comme la persistance des lois Jim Crow dans le
Sud des Etats-Unis d’Amérique en tant que relique anti démocratique du passé
esclavagiste de la région) et que de ces visions idylliques que peignait Norman
Rockwell (pourtant homme de gauche) il ne reste rien mais qu'à la place de
cette idéal, se sont installées l’inflation et l’épidémie d'addiction au
fentanyl.
On trouve ainsi cette
“guerre contre la nostalgie” dans la guerre culturelle américaine, où la
nostalgie est à la fois subvertie et exploitée par des corporations
gigantesques comme Disney aux intentions avant tout mercantiles mais acceptant
pour de telles raisons pécuniaires de s'allier avec des tenants d’une vision
idéologique du divertissement : la qualité du divertissement n’a jamais était
aussi basse, les figures du passé y sont exploitées et subverties au travers de
ses prismes idéologiques mais suivant une dimension “crassement” capitaliste.
Disney a ainsi participé à cet état en maintenant à la fois la culture dans un
état de stase empêchant l'ancrage de nouvelles visions dans le zeitgeist
mais aussi dans une version subvertie, les productions devenant profondément
idéologiques, rejetant l’héritage qu’il exploite pourtant au nom d’un
progressisme gramscien de surface car servant un intérêt avant tout financier.
Au delà de Gramsci, il y
a une véritable méfiance philosophique contre la nostalgie (qui est aussi d’une
certaine façon un obstacle au mouvement, or, la “gauche” est le camp du
mouvement perpétuel) ainsi on peut penser aux célèbres définitions, contestables,
bien qu’intéressantes, du fascisme par Umberto Eco, par ailleurs intellectuel
et écrivain éminent, dans ses “14 signaux pour reconnaître le fascime”
dont les deux premiers sont plus une critique de la nostalgie et du
conservatisme (qui a combattu le fascime) que du totalitarisme : l’idée de
révérence et d'identité accordées au passé est ainsi vu comme un chemin menant
au mal absolu.
Témoigne de cela la haine
profonde que l’on peut voir régulièrement en ligne envers les œuvres de Norman
Rockwell proposant des scènes nostalgiques et tendres de vie américaine
idéalisée, qualifiées de propagande fasciste et d’œuvre de pure fiction, quand
bien même Rockwell dans ses engagements personnels pour la déségrégation et le
new deal était l’inverse du fascisme et que ses œuvres, bien que idéalisées
artistiquement, représentaient bel et bien des réalités matérielles, leur
aspect familier ayant grandement joué dans leur succès populaire encore très
vivace aujourd’hui à l’heure d’internet.
Il est vrai aussi que le
passé en soit est un obstacle à la naissance de l’homme nouveau et de la
société nouvelle : il est plus dur de construire une nouvelle cité avec ses
lois et systèmes inédits lorsque cette dernière s’établit au milieu des vieux
bâtiments de l’ancienne cité.
Ainsi l’idée d’année zéro des Khmers Rouges qui ont imposé au Cambodge de toute laisser derrière, tant physiquement que mentalement, au nom de leur projet idéologique dément de créer un monde parfait, séparé de la nature limitée et imparfaite de l’être humain impermanent.
Si, dans cette partie de
la division idéologie, on raille facilement la fameuse phrase attribuée à
Cicéron il y a plus de 2000 ans “Les temps sont mauvais, les enfants
n’écoutent rien et tout le monde écrit un livre” pour souligner que, de
tout temps, il y eu des hommes pour se plaindre d’une prétendue dégradation et
avoir une nostalgie mal placée, le fait est que les temps de Ciceron, qui lui
faisaient souvent s’exclamer “O Temporas, O Mores”, n’étaient pas les
temps les plus faciles et qu’il avait tout à raison de lamenter des époques
plus stables et nobles de la République Romaine quand on sait que lui-même, en
son temps de guerre civile et de troubles extrêmes, a fini la tête et les mains
tranchées : si parfois le passé est pire que le présent, le plus souvent,
l’histoire n’est pas linéaire dans sa distribution ou non distribution des
souffrances, la vision du sens de l’histoire qui pousse à cette haine de la
nostalgie n’est pas la plus efficace pour juger de l’alternance de périodes de
décadences, de Guerres Civiles et de perte de lien social avec celles de prospérité,
de vertu et de progrès, car ce qui est, ne pouvant toujours être par
définition. Cella pourrait être un sujet d’écrit futur.
Calomniant et s’emparant
à la fois de ce refuge de la nostalgie, le progressisme rend l’Homme plus
faible face aux assauts ininterrompus de l’impermanence car il a besoin que
cette angoisse serve non plus à trouver une façon de se canaliser dans la grandeur
d’un destin incroyable ou au contraire (et en cela la nostalgie est utile) dans
le cocon délicat du quotidien mais bien que cette angoisse devienne colère
contre la fabrique même du monde social. S’il ne faut pas être victime
d'aliénation face à la nostalgie, celle-ci, comme toutes les émotions humaines,
sert aussi d’arme pour résister dans notre monde cruel.
Il en reste que cette
vision post moderniste du chose est finalement une sorte de bouddhisme sans
sagesse, de bouddhisme chaotique ou face à un constat de monde changeant et
impermanent sans identité et sans objectivité le choix est fait finalement
d'embrasser ce chaos et ce changement plutôt que de le surpasser : c'est le
choix du samsara plein de souffrance plutôt que de l'éveil libérateur.
A noter tout de même qu’il n’y a pas que certaine frange du progressisme qui participe à cette exacerbation de l’impermanence, la “droite”, elle aussi, est remplie de courants apportant des postures toxiques face à cela.
Ainsi, en premier lieu,
il serait extrêmement facile de critiquer les courants dits “masculinistes”
considérant que la vie ne peut être le lieux d’un repos bien mérité et d’une
contemplation mais que tout homme se doit de suivre l’exemple d’Uday Hussein et
traiter le “Loup de Wall Street” comme l’évangile selon Martin Scorsese.
Il existe ainsi dans ce
camp de la “droite” tout un courant de pensée qui, en refusant le calme, l’idée
même de sérénité, qui, en condamnant la possibilité de l'erreur, enferme
l’univers social dans un faux stoïcisme forcené qui ne lutte pas contre la poursuite
des instincts inférieurs et enferme l’esprit dans des considérations
matérialistes mais aussi fermées, et, il faut aussi l’avouer, haineuses dans le
sens premier du terme et non pas la subversion politique du terme.
Au delà de la vision
misogyne du monde que développent ces certaines franges de “droite”
non-conservatrice, la droite s’est aussi, dans ce monde de l’Impermanence,
laissée aller au nom d’une vision du capitalisme qui se livre à une destruction
des repères qu’elle prétend protéger, provoquant ainsi notre hyper-impermanence
contemporaine et l’angoisse existentielle qui nous touche.
Il semblerait qu’une
partie de la droite occidentale post Reagan et Thatcher ait choisi comme modèle
le “Loup de Wall Street”, encore une fois, et non ”La vie est belle” de Frank
Capra.
Certains, dans ces
courants se disant chrétiens, présentent les femmes et leur rôle dans la
société comme les pires des Lilith démoniaques et tentatrices et au
mieux comme des Eve naïves et tentées, oubliant en cela que c’est par
une femme aussi que le Christ est né et que c’est elle qui foule le diable de
son pied, oubliant ainsi, d’un revers de négativité, d’honorer et de respecter
la moitié d’une humanité avec laquelle il est impératif d’être en paix et en
bons termes si l’on souhaite véritablement créer une société de stabilité et de
paix, une société qui est un peu moins soumise à la violence des éléments de
notre monde chaotique.
De même, face aux
questions politiques, nous ne pouvons-nous empêcher de nous interroger sur la
question du changement climatique : que peut-on conserver lorsque les saisons
ne sont plus les mêmes qu'autrefois et le rapport même à la nature empêche de
rêver d’un équilibre pastoral digne d’un poème de Virgile ou d’une toile de
Constable ?
La bétonisation,
l'assèchement des lacs, la disparition des espèces ne sont-ils pas finalement
une des plus grandes et plus terribles causes de l'accélération de
l’impermanence que nous vivons ?
On trouve dans ces
factions particulières de la droite d’internet, un renouveau de la volonté de
la création d’un Homme nouveau de façon finalement très antithétique à une idée
de vie conservatrice qui se repose avant tout sur un double constat quand à la
fois la nature de l’Homme et du monde qui est limité et qui, donc, exige dans
ce monde impermanent une prudence et une mesure dans les actions collectives
qui passent avant tout par une acceptation de l’impossibilité dans cet espace
sublunaire de la perfection individuelle et collective.
Finalement, face à cette tentation totalitariste que l’ont l’on trouve dans certaines factions de la “droite” (par chance encore cantonnée à des cercles internets de masculinistes et de néo-fascistes pour l’instant), on trouve un exemple finalement de nostalgie non sincère, esthétisée plus qu’intégrée, de nostalgie “posturaliste” qui entraîne une fièvre révolutionnaire et autoritariste qui finalement, en un sens, confirme presque la théorie de Ecco sur le fascisme.
Néanmoins, il est à noter
que c’est bien une nostalgie non conservatrice, non fondée sur le tendre
sentiment précautionneux envers le passé mais bien une fausse nostalgie de
l’image fondée sur le mythe et un rêve d’absolu non-terrestre qui provoque de
telle évolution, ce n’est pas la nostalgie de la grand-mère et du village mais
la nostalgie finalement pour le monde affreux du passé que fantasment ceux qui
sont censés être leurs adversaires : une “droite” ainsi non-conservatrice, avec
une nostalgie non pas du monde d’avant mais du fantasme d’un monde d’avant plus
dur, se transforme ainsi non pas en réalisme mesuré de la nature humaine qui
est censé être la réponse politique qu’apporte ce camp au problème du chaos
naturel de l'impermanence (à l’inverse de l’optimisme mesuré quant au progrès
collectif de la gauche) mais bien en force de destruction révolutionnaire et
désir de contrôle du monde et de l’Homme à l'instar de ceux qui sont censés
être leurs adversaires avec comme nuance que leurs esthétiques et leurs
dialectiques sont différentes.
En somme, une nostalgie
sincère et une vision intégrée de la nature impermanente du monde (et donc de
ses limites naturelles et indépassables) est ce qui délimite le conservatisme
des formes fascistes comme se délimitent la réalité et la fiction.
Cette vision du monde,
finalement, n’est pas apte à aider à trouver le repos dans le quotidien,
d’autant plus qu’elle occulte de façon politique pleins de problèmes qui
provoquent cette hyper impermanence, ainsi les problèmes écologiques par
exemple mais aussi toutes les considérations économiques.
L’inflation, par exemple,
qui rend compliqué le maintien d’une économie d’échelle humaine en favorisant
au contraire les monopoles, l’état et l’idée d’une société de locataires plus
que de propriétaires, indispensables pour avoir des individus qui ne sont pas
la proie des aléas de l'existence.
Ainsi, au contraire de l’idée de tendre transmission et de préservation, nous avons dû subir la bétonisation, la délocalisation, la tertiarisation dans la poursuite de ce que l’on appelait jadis croissance au détriment de la diversité et de la solidité des structures humaines “traditionnelles” qui méritaient d'être renforcées et raffinées plutôt que d'être sacrifiées sur l'hôtel de la commercialisation et de la marchandisation qui n'ont eu d’autres effets que de remettre l’homme à la mercie du temps qui passe, sans foyer où s’abriter.
Certaines cultures
asiatiques semblent avoir trouvé une voie d’équilibre puissante du fait du
bouddhisme face aux transformations sociétales et culturelles liées aux
conséquences de la révolution industrielle : toute chose doit s’achever mais
certaines méritent d’être préservées pour leur vertu tant que cela reste
possible dans notre monde flottant bien que d’autres assauts de l’impermanence
viennent tout de même, dans ces sociétés, réussir notamment du point de vu
environnemental (bien que le shintoïsme au japon ait pu, en plus du bouddhisme,
constituer lui aussi une forme d’atténuateur) et souvent les problèmes liés à
la modernité, face à l’angoisse que nous provoque cette hyper-impermanence, à
l’inverse de l’Occident, se traduisent par un retrait plutôt que par une
destruction comme l'illustre le problème des hikikomori qui contraste
autant qu’il parallélisme avec celui occidental des incels, mais, en
Occident, nourris de discours non bouddhistes mais platoniciens, faisant planer
sur les hommes le rêve de permanence, si les discours abondent sur une volonté
de poursuite des choses comme elles sont (et qu’ainsi son pendant contraire,
celui de l’Homme Nouveau et de la Table rase, existe) l’équilibre est moins
facilement accompli notamment en ce qui concerne la préservation des
institutions et structures sociales (l'environnement étant une autre question)
: dans la guerre contre la nostalgie c’est le camp des accélérateurs de
l’impermanence qui semble avoir gagné.
Mais au-delà de ces
quelques petites considérations idéologiques, un aspect important et universel
de cette hyper impermanence est induit par nos évolutions et dépendances aux
transformations technologiques.
L’arrivée d’internet, de
façon mobile et illimitée, a, peut-être plus qu’aucune chose, contribué à un
changement majeur dans la façon dont on angoisse : la caverne de Platon s’est
approfondie et les illusions bouddhiques sont devenues plus folles.
Le divertissement, dans
le sens pascalien du terme, en est ainsi grandement impacté. Autrefois la
souffrance, la dukha bouddhique, nous venait de la conscience aiguisée
de l’impermanence des choses et de nous-mêmes face à une introspection réalisée
par l’absence de divertissement du monde.
Aujourd’hui, le divertissement est inexorable, les connaissances et les folies de ce monde étant toujours, en quelques mouvements d’index, à portée de notre esprit.
L’idée
d’Hyper-impermanence, dans ce sens, peut être pertinente car nous somme sortis
d’une vision pascalienne “occidentale” de la vision de l’angoisse face à
l’impermanence à une vision bouddhique d’illusion causant la souffrance et non
plus d’illusion “atténuant” ou masquant la souffrance de l'impermanence et ce
changement se fit par l’évolution technologique et sociétale découlant de cette
technologie plus que par une évolution rationnelle et philosophique de nos
représentations mentales et culturelles.
La nature même de
l’internet participe d’autant plus à l'hyper-impermanence au-delà de la
question du divertissement que du rythme que celui-ci impose à la fois à nos
vies mais aussi à nos représentations.
Une grande accélération
algorithmique des tendances et pratiques culturelles a ainsi eu lieu depuis la
démocratisation du smartphone et de la connexion internet mobile haut
débit.
Sur internet, Rome a chuté et s’est rebâtie des centaines de fois, il n’y a que les terribles monopoles qui ont réussi à s'imposer et qui semblent rester stables, tout ce qui s’y déroule était dans une parodie de mouvement perpétuel, et même ces monopoles peuvent eux-mêmes éventuellement disparaître bien que leur vigueur financière semble cet objectif inatteignable d’autant plus que leur place dans les pratiques sont inévitables.
Les modes deviennent
effrénées au point que quasiment plus aucune ne peut entrer dans les mœurs ou
la tradition, via l’enfer algorithmique, le présent devient éternel, empêchant
de s’emparer du moindre moment dont le caractère éphémère est violemment cristallisé
et accentué.
Les passages importants
de la vie sont ainsi non plus eux-mêmes ritualisés pour servir de transition
liminaire de la vie mais sont réduits, quand ils sont seulement marqués,
laissant l’humanité dans un éternel stade ingrat d'adolescence.
Et de ce caractère
effréné de l'existence, accéléré par les innovations technologiques, fait que
le temps d'effroi que provoque cette réalisation de la nature intrinsèquement
chaotique et impermanente de nos existences et de notre monde, se retrouve empêché
par un accès immédiat, directement depuis un appareil toujours présent dans nos
poches, nous empêchant, ou tout du moins rendant plus difficile, la réalisation
suivante qui est l’appel du quotidien ou celui de la gloire : le monde est
plongé ainsi, de par la nouvelle modernité, dans une anesthésie d’angoisse, une
limbe existentielle que renierait autant le Bouddha que Platon, une dhukha
ignorante que nous plonge dedans un divertissement post-pascalien.
Dans le divertissement
pascalien, le sujet à éviter est la mort mais la mort au XXIème siècle est
d’une certaine façon sortie de nos consciences, devenue l'événement inattendu
plus que la fin inéluctable, ainsi au XXIème siècle, le divertissement est ce à
quoi l'on cherche à s'échapper. Celui-ci est incarné par son avatar le plus
vicieux de l'algorithme.
L'algorithme préférera
toujours la frénésie de l’individu volatile à la longue édification de la
solide institution, ainsi ce dieu nouveau des âges numériques, mauvais génie
comme n’en aurait jamais rêvé Descartes, établit sur nos esprits une confusion
nouvelle et inédite face aux âges.
C’est l’agent principal
en ce qui regarde la responsabilité du temps, qui bien que restant
métaphysiquement le même, s’accélère inlassablement en ressenti, c’est la main
pas si invisible de l’hyper impermanence, peut être encore plus que le
changement climatique, l’inflation qui empêche la propriété de se maintenir et
le chaos politique dont il est une des causes, étant soi-même le principal
véhicule de l'avènement des Hommes nouveaux pour nos âges nouveaux favorisant
la tendance, le nouveau à tout prix et le contenu sur la substance poussant par
là à exacerber chaque embryon de révolution qui se présente à lui, qu’importe
l’origine de ces radicalités.
La disparition de l’ennui et l’omniprésence du divertissement est bien un défi qui se présentera à l'Homme dans son rapport avec le temps pour le XXIème siècle : comment conjuguer la nécessité et les bienfaits de la communication moderne avec une libération de ses aspects les plus aliénants et cette accélération du ressenti temporel que cela induit ?
Si l’école du Portique, qui a le vent en poupe en ce moment, est bel est bien prodigue de vertu, celle du jardin a aussi quelques leçons qui pourraient encore s’avérer utiles dans ce monde post-pascalien de l’hyper-impermanence.
Ainsi pensons à un très
célèbre poème tiré du “De Rerum Natura” de Lucrèce:
“Suave, mari magno
turbantibus aequora ventis,
e terra magnum
alterius spectare laborem;
non quia vexari
quemquamst iucunda voluptas,
sed quibus ipse malis
careas quia cernere suave est.
Suave etiam belli
certamina magna tueri per campos instructa tua sine parte pericli.
Sed nil dulcius
est,
bene quam munita
tenere edita doctrina sapientum templa serena,
despicere unde queas
alios passimque videre errare atque viam palantis quaerere vitae, certare
ingenio, contendere nobilitate,
noctes atque dies niti
praestante labore ad summas emergere opes rerumque potiri.
O miseras hominum
mentes, o pectora caeca!
Qualibus in tenebris
vitae quantisque periclis degitur hoc aevi quodcumquest!
En français :
“Qu’il est doux
lorsque sur la vaste mer, les vents agitants les flots
de contempler depuis
la terre le spectacle des grands labeurs d'autrui;
Non pas qu’il n’y ait
quelques volupté à voir un autre subir des vexations
mais car il est doux
de voir de quels maux l’on échappe soi-même
Qu’il est doux encore
de contempler lorsque la guerre s’établit sur les larges champs de bataille
sans prendre part soit même au péril.
Mais rien n’est plus
doux que de se tenir fermement dans la sagesse du temple de la doctrine sereine
des sages,
Du haut duquel tu puisses
contempler les autres dans toute les directions se perdre dans l'erreur et se
disperser sur les chemins de leurs vies,
Rivaliser
d'ingéniosité, s’affronter noblement,
Nuits et jours
s'épuiser dans un labeur plein d’acharnement
Pour prendre
possession des plus hauts amoncellements de richesse.
Oh misère de l’esprit
humain, Oh coeur aveugle !
Dans quelle ténébreuse vie, dans quel périple gigantesque, cette vie impermanente se déroule t’elle qu’importe ce qu’elle est !”
Ainsi Lucrèce, face à cette vision d’une vie qui n’est que trop courte, propose une idée d’un retrait plutôt que de la course à la gloire et à la richesse que certains nous proposent. Le propre de l'épicurisme qui était sa “doctrine sereine des sages” est avant tout l’idée d'éloigner le mal que l’on s’inflige volontairement et d’au contraire rechercher la tranquillité et la quiétude dans une conscience apaisée de la mort et du temps qui passe.
C’est ainsi que dans ce
monde de l'accélération constante, monde qui était déjà suffisamment sujet à
l'évaporation comme cela, qu’il est ainsi nécessaire d'imaginer face à cette
angoisse qui nous touche une voie, non pour tenter (vainement) de sortir de l’impermanence,
mais bel et bien de l'empêcher de dégénérer en hyper impermanence.
Cette voie doit ainsi être celle d’un doux retrait, d’un calme retrouvé, d’une nostalgie saine et éclairée, d’une confiance retenue envers l’avenir, celle d’un nouvel épicurisme pseudo-confucéen, d’un conservatisme nouveau qui refuse l'accélération du monde du capitalisme monopolistique et de la lutte du tous contre tous, comme il refuse les promesses chaotiques d’années zéro que nous promettent les nouveaux khmers rouges en guerre contre la nostalgie.
Ainsi, il faut trouver la
voie (ou la voix) qui permet de voir l’impermanence non plus comme la force
dévastatrice qu’elle est et dont il faut fuir mais bien comme la simple
expression de la “tendre ignorance du monde” dans laquelle on peut toujours
trouver la paix.
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