Critique : le Guépard (Netflix 2025)

Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je vis en allumant Netflix (pour regarder Star Trek Deep Space Nine comme à mon habitude) que la compagnie américaine avait adapté le classique du Prince de Lampedusa. 
L'histoire d’un patriarche aristocrate guidant sa famille dans des temps troublés pouvait paraître trop éloignée de l’univers jeune moderne et progressiste de Netflix mais pourtant l’adaptation a de nombreux points d’intérêt qui mérite d’être discutée.


Si le format série (et le besoin d’indépendance artistique) n’a pas pu reproduire la mélancolie et l'opulence de la photographie et de la direction du chef-d'œuvre de 1963 de Visconti, les décors sont tout de même à la hauteur d’une adaptation d’un tel roman, les costumes n’ont pas ce côté cheap auquel on est habitué aujourd’hui en cette période de perte de compétence cinématographique, et les acteurs, dont nous reviendrons plus en détail sur leur performance, sans égaler Delon, Cardinale et Lancaster, sont tout de même surprenamment bons compte tenu du niveau actuel.

Néanmoins, plus que la facture de la série, qui compte tenu des moyens ne pouvait être qu’au minimum compétente, ce qui frappe le plus, c’est la modification radicale de l’histoire que raconte Le Guépard. Cette dernière est ici non seulement simplifiée mais aussi quasiment inventée par Netflix par rapport au roman, dont les aspects les plus politiques sont grandement affaiblis par rapport aux histoires de cour et de romances qui sont ici mises en avant dans une transformation du Guépard quasiment en nouvel épisode de Sissi l’impératrice.

Le personnage de Concetta, figure secondaire du roman et un peu pathétique dans sa relation avortée avec Tancrède, devient ici un personnage principal, si ce n’est le personnage principal de la série, au détriment du Guépard homonyme (certains y ont vu du féminisme, endémique chez Netflix, mais je serais plutôt d’avis que c’est simplement le symptôme de la transformation de l’œuvre en romance par Netflix). Au contraire, Tancrède, toujours important, s’est vu complètement diminué, et son épouse Angélica encore plus, mais aussi rabaissée par des choix scénaristiques osés n’allant pas dans le sens du livre de Lampedusa.

Le roman originel était, au tout début de sa conception, pensé comme une version sicilienne et aristocratique de l’Ulyssede Joyce, devant se passer sur le cours d’une journée, et bien que l’idée ne fût pas conservée pour tout le roman, on y trouve tout de même des traces dans le rythme si particulier qui traverse l’ouvrage, marqué par une quasi-unité de temps et de lieu permettant ainsi au mieux de ressentir la chaleur et l’inertie du monde sicilien qu’il dépeint.

 Mais ici, les personnages voyagent beaucoup plus, de façon plus légère, l’espace entre les grandes dates du Risorgimento qui traversent la vie de nos héros en est presque raccourci, et si, pour la beauté des décors, cela n’est pas forcément une mauvaise chose pour les yeux, cela peut très facilement perdre les aficionados de l’œuvre originelle venus pour voir le crépuscule lent et plein de recul politique d’une classe sociale qui disparaît, plutôt que des amateurs d’histoires d’amour costumées. Cette transformation de l'œuvre est réussie, on s’y plonge facilement, aidé en cela par des acteurs talentueux, mais on peut s'interroger sur la pertinence d’un tel choix éditorial.

Ainsi, le Prince de Salina, le Guépard du titre, plutôt que ce patriarche idiosyncratique du roman, incarné à la perfection, rarement égalé par Burt Lancaster pour Visconti, ici joué par Kim Rossi Stuart, perd en originalité et devient à la fois plus énergique mais moins marquant.

On sent une inspiration très claire du jeu d’Al Pacino dans Le Parrain (autre grande histoire de patriarche sicilien guidant son clan dans des temps de transformation), comparaison d’autant plus possible que non seulement l’acteur est plutôt convaincant dans le registre, mais aussi car fut rajouté un scénario secondaire sur la naissance de la mafia.
Mais les personnages qui ont le plus changé, et pas forcément pour le mieux, même dans le cadre d’une adaptation, sont Tancrède et surtout Angélica.
Ces derniers ont un rôle fortement réduit et se voient aussi subir un traitement presque dégradant, notamment dans les derniers épisodes, au contraire de Concetta, qui se voit mise en haut de l’affiche en héroïne tragique, perdue dans un triangle amoureux compliqué et seule véritable héritière du Guépard (au détriment de Tancrède), devenant par là bien plus que le personnage presque pathétique de l’œuvre originelle. Les décors et la photo sont également des points à noter en tant que points positifs.

Les contrastes entre les images de la Sicile et de Turin (dans des scènes largement inventées et différentes du roman) forment un contraste visuel intéressant et réussissent à illustrer les tensions entre le Sud et le Nord, thème très présent dans le roman mais nettement plus absent dans la version de Netflix.
De plus, la photo est dans l’ensemble largement réussie, bien que parfois, Sicile oblige, la surexposition puisse paraître plus brouillonne et “aveugler” le spectateur.

Le point le plus négatif concernant cette adaptation restant, au-delà de toute considération technique réussie, la disparition et l’appauvrissement des thèmes du chef-d'œuvre de Lampedusa.
Si une adaptation n’est en rien une entreprise négative, on peut se demander pourquoi avoir changé autant, non pas les détails du roman, mais bien sa visée et son essence même.

Comme nous l’avons vu plus haut, le récit politique profond a laissé place à une forme plus convenue et moderne de romance, et si cela peut faire venir un public vers le roman (et en divertir d’autres), cela n’est pas forcément un mal en soi — après tout, le divertissement est une vertu aussi — mais il est clair que pour ceux qui chercheraient de la profondeur, l’adaptation de Visconti, ou encore mieux le livre lui-même, serait ainsi à préférer

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