Le Rôle dans le Stoïcisme
Le Stoïcisme à l’inverse de cette position « naturelle », « profane » nous enjoint d’accepter les conditions qui s’imposent à nous et à accomplir notre devoir, ce que nous impose la fatalité dans leur cadre.
Le Manuel d’Epictète présente la vie comme une pièce de théâtre : chacun y tient un rôle qu’il n’a pas forcément choisi. Il s’agit alors non pas d’essayer vainement de changer ce rôle mais bien au contraire de l’accepter et de « bien le jouer » qu’importe si celui-ci soit le rôle d’un esclave ou celui d’un empereur, Marc Aurèle et Epictète représentant à eux deux les deux extrêmes différences de conditions au sein des sommets de la pensée stoïcienne.
Le stoïcisme, à la différence d’une conception plus moderne ou naturelle, demande ainsi non seulement la résilience face à ce rôle mais même plus loin son acceptation complète voire même un enthousiasme à son propos.
Cette idée stoïcienne du rôle qui doit être entièrement épousé et pour lequel il ne faut pas se révolter mais au contraire bien le jouer peut apparaître très éloigné de la vision de Sartre du garçon de café « faux » car il joue de façon trop enthousiaste ce rôle de garçon de café qui n’est pas lui. Hors de l'Occident nous pouvons renvoyer cette idée de "rôle" a certains concept du Confucianisme qui bien que s'intéressant plus à la société qu'au bonheur individuel fait reposer l'harmonie sur une acceptation consciente d'un rôle social permettant par son accomplissement sans faille de parvenir a un plus grand bien et de faire triompher la vertu, à l'inverse de la vision sartrienne de la liberté dans le "non" qui exige de sortir du rôle naturel dans lequel on semble évoluer.
Cette injonction stoïcienne à bien jouer son rôle quand bien même celui-ci pourrait nous déplaire ainsi peut paraître être une injonction à l’hypocrisie, à feindre l’acceptation de ce que l’on refuse et à donner les apparences de ce que l’on n’est pas. Néanmoins, dans le cadre de la pensée stoïcienne, au contraire, cette nécessité de « bien jouer son rôle » ne renvoie pas tant à une hypocrisie, à un mensonge sur une contrainte mais plus au contraire à une franchise de soi même envers le monde, à une fin de l’hypocrisie qui serait au contraire d’ignorer son rôle.
Ainsi, il convient de s’interroger sur cette nécessité dans le stoïcisme de bien jouer son rôle et de montrer en quoi cela diffère d’une posture hypocrite, d’un mensonge que l’on ferait sur soi même et à soi même.
Avant tout, cette métaphore d’un rôle renvoie au fait que de la même façon qu’un acteur agit suivant les conditions qui s’imposent à lui dans la pièce (les répliques qu’il devra dire, les personnages qu’il devra rencontrer, les gestes qu’il devra faire, les décors qu’il traverse, les masques et les costumes qu’il portera) la vie, telle que vécue, fonctionne de même : on est sommé d’agir dans des conditions prédéterminées, extérieures à notre vouloir car exogènes, relevant du monde extérieur, et au sein duquel seulement on agit, ou plutôt, on joue.
L’Homme se retrouve à devoir agir, non pas dans une liberté totale mais à l’intérieur d’une configuration qui dicte la façon dont il agira.
Le monde extérieur reste surtout ce qui s’impose, ce qui donne les conditions : ce sont les conditions elles-mêmes.
Un des argument du stoïcisme est que le monde extérieur n’est pas de notre ressort de capacité d’action et de changement, celles-ci sont des choses qui arrivent de façon indépendante à nous et que l’on rencontrera de façon indépendante de notre volonté propre et où donc notre volonté d’agir sur ces choses indépendantes est finalement vaine car celle-ci n’a pas de prise sur ce qui ne lui appartient pas.
Le monde est un ensemble de conditions qui se donnent indépendamment de notre volonté et notre volonté, comme nous le verrons plus tard, n’est pas d’agir contre ces condition, de les provoquer ou des les éviter, celle elle ne le peut pas, mais d’agir sur ce sur quoi elle a une prise, sur ce qui est à sa portée c’est-à-dire sa volonté.
Ce n’est pas que l’Homme ne doit pas moralement s’élever contre ces conditions qui s’imposent, c’est qu’il ne le peut pas et qu’il serait absolument vain et prétentieux de le tenter ou de prétendre le pouvoir. L’Homme est impuissant contre sur quoi il n’a aucune prise et par conséquent il n’a d’autre choix que d’agir dans le cadre strict de ce que ces conditions sur lesquelles il n’a aucune prise lui dicte naturellement, immanquablement d’agir.
Ainsi cette façon d’agir incontournable, que l’on ne peut changer du fait des conditions extérieures, est le rôle et ces mêmes conditions extérieures tiennent lieu de théâtre et de pièce.
Car en effet cette idée qu’il y ait un rôle suppose qu’il y ait un théâtre.
C’est en effet comme cela que le Manuel d’Epictète décrit le monde. Cette pièce et ce théâtre sont finalement la métaphore du monde extérieur à la volonté, des conditions qui s’imposent à l’acteur-personnage et dans le cadre duquel il doit nécessairement agir suivant la logique extérieure et implacable que dictent ces événements et conditions sur lesquelles il n’a toujours aucune maîtrise.
Celui-ci est une pièce de théâtre et chacun à un rôle donné qui peut être court comme long, important ou pas mais néanmoins si le rôle peut évoluer au fil de l’intrigue ce n’est pas du ressort de l’acteur de le choisir.
Qu’importe la place de celui-ci dans la pièce, c’est bien la place qu’occupe le rôle dans celle-ci et celle-ci est écrite d’avance.
Theatrum Mundi.
Jouer le rôle ainsi consiste à agir suivant ce que dicte la pièce à ce moment-là, suivant la place que le rôle occupe en son sein. Car celui-ci est écrit en avance il n’y a pas d’autre possibilité que de jouer ce rôle, pour l’acteur qui le joue celui-ci et pas un autre rôle.
Le rôle n’est pas écrit par l’acteur qui n’est chargé que de la beauté, de la justesse de l’exécution de celui-ci.
Ainsi la fin de la pièce reste la même, les agencements des scènes, la distribution des rôles et le choix des costumes n’est en rien quelque chose qui est du ressort de l’acteur et encore moins de la volonté du personnage. La pièce obéit à une logique supérieure à celle du rôle seul et celui-ci en son sein ne peut pas aller au-delà de cette logique qui dicte sa conduite.
Il est vrai que le personnage de la pièce n’a aucun contrôle sur le dénouement ni sur les scènes dans lesquelles ou non, il tiendra son rôle. Ainsi de la même façon, dans l’optique stoïcienne, le monde, en tant que théâtre, n’est aucunement quelque chose que l’on peut maîtriser, que l’on peut tenter de contrôler par sa volonté. Cela témoigne d’une vision particulière du destin et de la fatalité.
En effet le monde stoïcien est un monde marqué par la fatalité et le destin, par le caractère inévitable des événements qui nous accablent, d’où la pertinence de l’analogie théâtrale.
Plus qu’un monde où changer les conditions qui s’imposent serait hautement difficile, c’est un monde où changer les conditions est impossible et, tenter d’entreprendre, cela serait ignorance et folie.
Les Dieux ont écrit l’histoire des hommes qui se retrouvent, chacun indépendamment de leur volonté, emmenés vers des situations inévitables contre lesquelles ils ne peuvent rien.
Pour le stoïcien, si quelque chose arrive, c’est que nécessairement elle devait arriver, que tous les actes et conditions précédentes devaient mener nécessairement et inéluctablement à cela.
La mort est le destin commun et ainsi ne doit pas être traité comme injuste mais seulement comme naturel, immanquable, sur lequel on ne peut rien. Comme nous l’avons vu, le monde stoïcien est un monde contre lequel il est vain d’agir : c’est bien une pièce écrite d’avance. Car elle est écrite d’avance, cette pièce, ce qui arrive pour les personnages n’est pas injuste ni juste mais est naturel, il devait en être de cette façon.
Ce rôle dont il est question, ainsi, se superpose à l’acteur, qui n’a d’autre choix que de l’endosser et de le jouer car c’est fatalement ce vers quoi il fut conduit.
Ce destin que représente la pièce est la suite logique et inévitable des événements qui s’enchaînent dans un ordre nécessaire suivant les nécessités qu’imposent ce qui précèdent sur ce qui suit, il est donc impossible de changer son cours, car, ce sont les évènements passés qui ont mené à l'événement actuel et il est impossible de changer par sa propre volonté les évènements passés, de la même manière, l'événement présent offre des conditions qui dictent le passage vers l'événement futur et aucune action entreprise pour empêcher la nécessité de cette évènement futur n’est possible dans le sens où ces conditions, qui poussent à une action dans le cadre strict et qui mènent vers l’ensemble de conditions suivant, sont elles aussi nécessaires et, par conséquent, les actions réalisables dans ces conditions présentes, sont elles aussi nécessaires, ne pouvant faire vie des conditions qui leur rendent possible et nécessaire et agir hors de la logique que ces conditions dictent et qui est fatalement indépassable.
La fatalité ne laisse pas de manœuvre quant au rôle à jouer dans sa pièce, elle donne un rôle et non un autre et ce rôle dicte des conditions que l’on ne peut outrepasser car celles-ci ne relèvent pas de l’exercice de la volonté mais uniquement de la fatalité.
On ne peut ainsi refuser de jouer le rôle, pas plus que l’on ne peut changer les paramètres de celui-ci de façon qui convienne à nos représentations.
C’est ainsi pour cela que le fait de jouer ce rôle ne relève pas de l’hypocrisie : l’hypocrisie serait de prétendre jouer un rôle autre que le nôtre ou que l’on ait choisi le rôle que l’on est forcé de jouer.
Or c’est bien le fait que l’on ne choisisse pas ce rôle qui est au cœur de la question pas plus que l’on a pouvoir sur ce qui ne dépend pas de nous, l’hypocrisie serait de prétendre au contraire agir sur quoi on ne peut agir.
Le stoïcisme, en effet, dans cette optique de fatalité, explique que l’homme fait face à deux types de choses : ce qui dépend de lui et de sa volonté et ce qui ne dépend pas de lui et contre lequel il n’a aucune emprise.
L’Homme n’a véritablement emprise que sur son esprit propre, il ne peut agir sur le monde extérieur fait de conditions qu’il ne peut vaincre:
il ne peut éviter la mort, il ne peut éviter l’infortune et l’échec, il ne peut pas éviter ce qui devait fatalement arriver. Par contre, il garde la maîtrise sur ce qui dépend vraiment de lui et donc sur l’organisation de son esprit, sur la façon dont il se forme des représentations sur ce que le monde extérieur lui impose.
Ce qui n’est pas de son ressort ne peut en aucun cas être évité car sa tenue ne dépend pas de soi, néanmoins, la façon dont il vivra et ressentira ce qui arrive dépend de lui dans le sens où ce sont des choses de son esprit qu’il peut contrôler : ce sont les représentations qu’il se fait lui-même des choses qui le font souffrir ou le rende heureux et non les choses en elle-même.
Par conséquent, ce qui devait arriver, arrive.
Il ne doit pas se plaindre car cela était nécessaire et inévitable, le fait de se plaindre où ne change rien à la chose mais change la façon dont il vivra ceci, le faisant souffrir par la plainte alors que cette souffrance est injustifiée car il n’aurait pu en aucun cas s’en prémunir, ainsi, il est au contraire de son ressort de refuser de se faire de la chose inévitable une représentation négative qui le fera souffrir mais il est préférable pour lui face à ce qui était inévitable et pas de son ressort de rester impassible car cela, au contraire, est de son ressort et lui permet de mieux accepter l’inévitable, de mieux accepter ce qui est naturel et qui donc ne peut que être accepté car il n’y aurait pas eu aucune possibilité de l’éviter.
L’homme stoïcien doit garder son esprit en accord avec les dispositions que la nature lui impose et, par conséquence, il n’est pas naturel de s’émouvoir contre quelque chose qui était inévitable.
L’homme n’a pouvoir que sur lui-même, pas tant sur le « rôle » qu’il doit jouer, ni sur la tenue de la pièce, mais seulement sur la façon dont il décidera de se représenter à lui-même son rôle et la pièce.
N’est du ressort de l’homme que ce qu’il peut contrôler, et, il ne peut contrôler que son esprit, tenter de contrôler le monde extérieur, qui lui n’est pas de son ressort, qui ne dépend pas de lui, ainsi, est vain et n’aboutira qu’à la souffrance et à la frustration car la tâche est impossible et relève d’une erreur de jugement : croire que l’on peut agir sur ce contre quoi on ne peut agir.
Ainsi, c’est bien pour cela que l’acteur lorsqu’il joue son rôle n’est pas un hypocrite : il n’a d’autre horizon possible que ce rôle et seule la qualité de son jeu est de son ressort.
Il ne choisit ni la pièce ni le rôle.
Bibliographie :
Epictète, "Le Manuel"
Sénèque, "Lettres à Lucilius"
Marc-Aurèle, "Pensées pour moi même"
Confucius, "L'Analecte"
Jean-Paul Sartre, "L'Etre et le néant"
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