Critique : Sings the Georges and Ira Gershwin Songbook - Ella Fitzgerald

Le jazz est une tradition riche en ses standards, et parmi tous les grands auteurs de ces chansons qui ensemble forment le Great American Songbook, peu ont eu autant de résonance que les Gershwin, au point même que George, le compositeur, a réussi l'exploit d'être à la fois le compositeur le plus révéré de la tradition du jazz et d'avoir été introduit comme membre éminent du canon de la musique classique occidentale.

Parmi les grands interprètes de la tradition du jazz de ce Great American Songbook, il n'y a probablement pas plus grand qu'Ella Fitzgerald, qui d'ailleurs, au cours de sa longue et prolifique carrière, a entamé à partir de 1955 la collection d'albums des Song Books, commençant par un album dédié à Cole Porter. Son immense talent au service de la documentation complète et artistique de ces standards américains est devenu un évangile pour tous les musiciens de jazz et d'ailleurs. Le coffret complet du songbook d'Ella Fitzgerald devrait d'ailleurs, si nous étions une espèce sérieuse, être l'une des principales œuvres phonographiques à immortaliser en l'envoyant dans l'espace.

Ainsi, il était inévitable que dans ces songbooks Ella finisse par s'attaquer à Gershwin, tout comme il était inévitable qu'un tel album ne puisse être qu'un événement et une étape essentielle de ce grand projet musical, dont il est probablement la pièce maîtresse. Ella Fitzgerald, l'année précédente, s'était déjà frottée sous un long format à Gershwin, qu'elle maîtrisait déjà à travers de très nombreuses chansons pratiquées durant sa longue carrière, à travers le tout aussi fondamental "Porgy and Bess" en duo avec Louis Armstrong, qui est probablement la version la plus importante, avec celle de Miles Davis, de cet "opéra-folk", chef-d'œuvre du jazz de George Gershwin. 

Mais ici, plutôt que de s'intéresser à une œuvre complète, elle s'intéresse à l'ensemble du répertoire des frères Gershwin issu de leurs très nombreux musicals et chansons individuels devenus tous des standards (bien que Ella chante aussi ici des morceaux moins habituels du répertoire), dans l'esprit ainsi de sa série d'albums comme elle l'avait réalisé avec brio précédemment avec les chansons de Cole Porter, Rodgers and Hart, Irving Berlin et Duke Ellington. 

Mais à la différence de ces précédents chefs-d'œuvre, il y a dans le Songbook consacré aux Gershwin un sens peut-être encore plus grand de moyens mis à l'œuvre pour proposer la version la plus définitive et la plus documentaire de ces morceaux de légende. (Elle avait aussi enregistré en 1950 un album moins ambitieux mais tout de même de grande qualité consacré à Gershwin appelé "Ella Sings Gershwin" dans lequel elle chante simplement accompagnée du piano d'Ellis Larkin. Ce petit album est souvent ajouté au songbook dans certaines rééditions CD. Elle en finit aussi un troisième bien plus tard consacré à Gershwin dans les années 80, toujours produit par Granz et accompagné d'André Previn.) Ainsi, contrairement aux albums précédents, un de leurs auteurs a activement participé aux sessions concernant son Songbook. 

En effet, Ira était encore en vie et a participé à la sélection des morceaux et a légèrement révisé les paroles de quelques morceaux. Il a aussi dit de façon restée fameuse qu'il n'a jamais su à quel point leurs chansons étaient bonnes avant de les avoir entendues chantées par Ella Fitzgerald. Mais Ira Gershwin n'est pas le seul grand nom venant épauler Ella dans la tâche herculéenne de distiller l'essence du génie des Gershwin, puisque l'album est produit par Norman Granz et arrangé par le légendaire Nelson Riddle, connu pour sa très prolifique collaboration avec Sinatra durant ses années chez Capitol et comme étant tout simplement l'un des meilleurs arrangeurs des années 50 (bien que les arrangeurs des précédents songbooks n'aient pas à rougir de leur talent eux non plus).

Ainsi, la somme totale de talent, d'effort, de maîtrise musicale et de richesse sonore déployée ici est véritablement considérable et est à la hauteur des enjeux gershwiniens. Néanmoins, si nous pouvons rendre grandement hommage aux arrangements de Riddle, chaleureux, élégants, adaptatifs à chaque chanson, le fait est que c'est bien la voix d'Ella qui sublime le tout et qui justifie l'aventure, comme l'a si bien souligné Ira Gerswhin.

Comme toujours, Ella est impériale, entre sa diction parfaite, sa voix de violoncelle, son sens aigu du phrasé, tant musical que des paroles, le résultat est impérial et le fruit autant d'un immense talent que d'un travail acharné. Ainsi, sa voix se prête parfaitement à la douceur et à l'élégance pleine d'humour des chansons classiques des frères Gershwin. Toujours pleine de charme et de tendresse dans les ballades, toujours pleine de dynamisme et de clarté dans les morceaux plus énergiques et swing, au point qu'elle arrive à rendre le scat dont elle est maîtresse agréable. En bref, Ella est parfaite comme toujours. À noter tout de même que tout n'est pas vocal et que des compositions orchestrales de George Gershwin sont aussi jouées, dirigées par Nelson Riddle, et c'est évidemment un régal à écouter.

Le projet est massif, il tient sur 5 disques en vinyle, 3 en CD et le tout dure plus de 3 heures. Il serait donc vain de détailler chaque chanson, d'autant plus que tant au niveau de la composition que de l'interprétation précise, le tout est d'une très grande richesse musicale. Je me contenterais de dire que mes préférées ont toujours été 'He Loves and She Loves', 'But Not For Me' et 'I've got a crush on you'. Mais concrètement, il y a assez de standards gershwiniens pour satisfaire tout amateur de jazz vocal pendant très longtemps, et tous sont plus que parfaitement exécutés.

Pour conclure, comme tous les autres Songbooks d'Ella Fitzgerald, et peut-être légèrement plus que les autres, cet album est un incontournable et un must-have de toute collection discographique pour quiconque s'intéresse au jazz et à la musique populaire de façon générale, en voulant être un peu sérieux.

-Note : 20/20 -Année : 1959 -Genre : Jazz, Jazz Vocal

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