Critique : Live at Sin-é - Jeff Buckley
Durant de nombreuses années, bien avant l'enregistrement de "Grace", Jeff Buckley a joué dans de nombreux cafés, perfectionnant la maîtrise de son art à travers de nombreuses reprises venant de divers pans de la musique, allant du folk rock classique au rock indépendant britannique, en passant par la folk, le jazz et même la chanson française. De plus, Jeff Buckley avait déjà composé et écrit certaines de ses meilleures chansons, ainsi ce live précédant son passage en studio est un témoignage de la maestria live de sa "période des cafés".
Les diverses chansons interprétées ici sont en effet présentées dans l'arrangement le plus simple : une guitare électrique sans trop d'effets et la voix de Jeff Buckley animée de tous les effets possibles et imaginables. Ne croyez pas pour autant que Jeff Buckley vocalise bruyamment comme un candidat de The Voice en utilisant trop d'effets pour masquer des lacunes vocales. Au contraire, tout en conservant une voix très naturelle, aucunement forcée, il improvise en repoussant les limites vocales du rock alternatif.
Si son père, déjà dans les années 70, par des chemins différents avait déjà créé un style de folk rock teinté d'improvisation, Jeff a clairement sa propre voix et sa propre maîtrise. Car la principale influence vocale de Jeff, bien que celle de Tim soit présente (ils ont pourtant des timbres très différents), c'est, avec Morrissey et Van Morrison, avant tout le chanteur de musique dévotionnelle soufie Nusrat Fateh Ali Khan. Il est vrai que tout en restant fermement ancré dans la tradition américaine du folk blues et non celle de la musique classique indo-persane et alternative, Jeff Buckley a une capacité unique à transformer n'importe quelle chanson en chanson dévotionnelle.
Ainsi, il chante carrément lui-même directement en ourdou une chanson de Nusrat Fateh Ali Khan de façon tout à fait convaincante et passionnée, sans une once d'ironie malgré les rires initiaux du public qui se laisse ensuite emporté dans le morceau, et malgré le petit monologue parlé qui suit, dans lequel il se moque de sa posture tout de même très intello à mélanger ainsi musique classique pakistanaise et rock alternatif.
Pour ceux qui ne sont pas initiés à ce genre de musique, ce "petit" morceau par Jeff Buckley peut être une porte d'entrée tout à fait respectable, d'autant plus que le morceau est tout à fait à sa place dans cet album.
Mais dans cette façon d'arriver à transformer n'importe quelle chanson en musique dévotion soufie, outre son interprétation de son propre morceau "Lover, You Should Come Over" (qu'il fera introduire d'ailleurs par de l'harmonium sur sa version studio), on ne peut passer sous silence toutes ces grandes reprises, notamment cette magnifique reprise de "If You See Her, Say Hello", qui a sûrement rendu fier Bob Dylan. Cette reprise trouve le moyen de rester, dans le sens de l'improvisation vocale mais aussi dans la force dévotionnelle, autant indo-pakistanaise que purement américaine et fermement blues via une slide guitare qui nous rappelle autant Blind Willie Johnson que Ravi Shankar.
Car la guitare, seul accompagnement avec la voix, est elle aussi exceptionnelle. On ressent des années de maîtrise dans de nombreux styles et une connaissance parfaite de son instrument. C'est ainsi qu'on ressent une autre grande influence qui peut être se verra moins sur ses productions studio ultérieures, qui est le blues du delta et le revival folk traditionaliste des années 60. D'ailleurs, il reprend le standard "Dink's Song".
La guitare, jouée ainsi comme seule compagne de cette voix plaintive dans un cadre aussi intimiste, renvoie déjà de facto à toute cette tradition musicale. Mais au-delà de cela, son jeu lui-même participe de l'intimisme parfait de l'album.
Cette voix d'ailleurs peut être plus marquante, que ce soit sur les quelques reprises folk dylaniennes, son incroyable reprise de "Hallelujah" de Leonard Cohen, mais aussi sur d'autres morceaux plus inattendus comme sa reprise très blues de "Strange Fruit" ou encore dans "Je n'en connais pas la fin", qu'il arrive à jouer sans perturbation du public contrairement à sa version au Bataclan. Dans ce morceau, sa guitare, tout en arpèges, si simple mais techniquement et rythmiquement très aboutie, parvient parfaitement à nous raconter son histoire et à nous emporter dans ce rythme si particulier qu'il donne à cette vieille chanson d'Edith Piaf, comme si c'était une berceuse tirée de l'"Anthology of the American Folk Music" de chez Smithsonian Folkways.
Il resterait énormément à dire sur nombreuses des reprises de cet album, du falsetto incroyable de "Sweet Thing", au sens du rituel et de l'improvisation blues impeccable de la chanson d'ouverture "Be Your Husband", en passant par le fait que la reprise ici présente de "I Shall Be Released" est au niveau de celle de The Band ou du duo entre Dylan et Joan Baez durant le Rolling Thunder Review. Mais le mieux est de l'écouter pour comprendre pourquoi, au-delà du succès pop de "Hallelujah" et de ses qualités de songwriter, la perte de Jeff Buckley fut, sur de nombreux aspects, une perte technique et artistique majeure pour la musique américaine alternative et pour la folk.
Un reproche, s'il faut vraiment en faire un à cet album en dehors de la longueur compréhensible, est peut-être qu'il ne s'adresse pas uniquement à un public néophyte qui ne serait peut-être pas tout de suite sensible aux improvisations vocales et à la guitare si épurée. Mais au fond, la qualité musicale et interprétative de tous ces morceaux est telle que même si une écoute de "Grace" serait à envisager au préalable, l'écoute de ce "Live at Sin-é" est tout de même, pour les fans de folk, de rock alternatif et même de musique classique pakistanaise, un incontournable.
Avec le légendaire "MTV Unplugged" de Nirvana, cet album constitue l'apex du live introspectif et intimiste de cette grande vague du rock alternatif américain qui a décidé de faire un tour vers les racines de leur musique. On y retrouve la même concentration, la même maîtrise technique et émotionnelle, au service d'un live prenant et important, bien que "Live at Sin-é" n'ait peut-être pas connu le même poids critique (probablement car la version complète n'a été publiée que posthume), hors des fans de Jeff Buckley.
-Note 19/20 -Année : 1993 (Mini Album) 2003 (Version étendu) -Genres : Rock Alternatif, Folk, Folk Rock
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