En défense des formats physiques
À cela, je leur réponds que lorsque la Bombe tombera sur nos tête et que dans les ruines d'un EasyCash deux bandes de pillards s'affronteront pour le contrôle d'un vinyle rayé de Patrick Sébastien, je serai bien au chaud dans mon bunker, capable de profiter librement et sans connexion haut débit des intégrales de Bob Dylan ou de Miles Davis en haute fidélité pendant l'apocalypse.
Ces mêmes amis se moquent également du fait qu'il m'arrive parfois d'acheter des DVD. Pourtant, ce sont eux les premiers à se plaindre lorsque leurs films préférés sont retirés des plateformes de streaming et qu'ils se retrouvent à devoir les louer virtuellement au même prix que celui pour lequel j'ai récupéré l'objet physique, me permettant ainsi de le revoir autant de fois que je le souhaite et gratuitement.
La possession de ces médias physiques, autrefois ringardisée (à l'exception de quelques-uns qui achètent des vinyles), trouve de plus en plus d'avocats dans le contexte actuel du streaming.
En tant qu'ancien défenseur de la cause, je me devais donc, pour venger ces années de taquineries, d'écrire les lignes suivantes pour expliquer au mieux pourquoi ce début de mouvement de retour vers le matériel au détriment du dématérialisé doit être encouragé pour toutes sortes de raisons économiques, artistiques, voire philosophiques.
Tout d'abord, nous pouvons écarter les arguments classiques : il est vrai, notamment dans le domaine de la musique, que l'achat physique des albums soutient beaucoup plus les artistes concernés que l'écoute de leur musique en streaming ou même l'achat des fichiers numériques, favorisant ainsi les labels et les artistes indépendants en leur donnant une chance de survie dans ce monde de concurrence permanente et de monopoles cannibales
De façon similaire pour le cinéma, les ventes de DVD permettaient la rentabilité de films à budget moyen, notamment des comédies, et le passage au streaming, par rapport à l'ancien écosystème basé sur le DVD en plus du cinéma, est l'une des raisons de la monopolisation croissante de l'industrie et de la domination écrasante des films de super-héros de chez Marvel-Disney, entraînant la disparition de nombreux autres genres de films qui coexistaient autrefois paisiblement.
Écartons également l'idée de la pérennité de la présence des œuvres sur les plateformes de streaming ainsi que celle de la maîtrise des choix des masters audio. Il est vrai que, en raison de l'extrême concurrence sur les plateformes de streaming vidéo, il est difficile de retrouver un film souhaité, et le coût des serveurs ne fait qu'accentuer cette centralisation et cette monopolisation, de sorte que seuls certains films seront présents. Ainsi, en tant qu'amoureux du classique de l'âge d’or d’Hollywood ou des films des années 80, je ne trouve jamais satisfaction dans le catalogue de Netflix, où seuls trois films se disputent la vedette depuis longtemps. (pensez que des fondamentaux comme Casablanca ou Elle et Lui ne sont disponibles en accès direct par abonnement sur aucune des plateformes de Streaming française par exemples)
En ce qui concerne la musique, nous ne nous sommes toujours pas remis du départ de Neil Young de Spotify, et bien qu'il soit également sur YouTube, je suis reconnaissant de posséder presque toute sa discographie en CD pour pouvoir écouter les fichiers lorsque je suis en déplacement. De même, l'absence de Tatsuro Yamashita sur les plateformes de streaming officielles depuis des années est compensée par l'effort que j'ai fait pour importer son album afin de pouvoir l'écouter "légalement".
Enfin, écartons la question plus subjective du plaisir de la collection et du lien physique avec l'objet. Si je suis définitivement un convaincu, il est vrai que tout le monde ne ressent pas l'appel du collectionneur et n'apprécie pas de remplir ses étagères de contenus qu'il pourrait avoir dans un cloud quelque part de façon non encombrante et pratique.
Mais il est tout de même vrai que tenir l'objet dans ses mains crée un autre lien, notamment dans la musique, en redonnant une forme concrète à l'album. Le fait que le single ait pris une importance aussi grande ces deux dernières décennies au détriment de la forme plus complète de l'album est ainsi peut être en partie dû au streaming car avoir l’album en CD entre ses mains remplit un espace de bibliothèque mais aussi en créer un lien plus fort avec l'œuvre inscrite dans l'objet.
Ces points étant écartés, laissez-moi vous faire part d'autres réflexions qui me sont venues au cours de ces années concernant la défense des médias physiques.
L'une des idées qui me vient à l'esprit est celle de la localité. L'œuvre étant incarnée dans un objet, elle est également localisée dans l'espace. Ainsi, dans le cas de la musique notamment, une musique est liée à un territoire, et la découverte du territoire peut être davantage ancrée par la découverte physique de sa musique, tout comme la découverte de la musique de ce territoire peut être permise via le média physique par l'exploration de sa localité.
Me rendant en Polynésie française, je voulais découvrir sa musique. Malheureusement, il y avait peu de documentations en ligne sur par où commencer, et le sujet ne semblait pas intéressé les internautes. Je savais néanmoins que comme les Corses, les Polynésiens sont des amoureux de leur musique traditionnelle, et que là-bas aussi, la musique est omniprésente et constitue l'un des piliers unificateurs du peuple et de sa culture.
Ne trouvant que des bribes d'informations sur internet, je pensais qu'une fois sur place, je pourrais facilement mettre la main sur des CD représentant le meilleur de la musique polynésienne, de la même manière qu'en Corse, tous les supermarchés proposent les albums des Chjami Aghjalesi.
Malheureusement, je n'ai pas trouvé ce que je cherchais. Aucun CD nulle part, ni au supermarché, ni dans une Fnac ou équivalent, ni dans aucune boutique spécialisée. Il y en avait juste un dans une boutique de l'aéroport et un autre dans une vitrine d'un magasin de ukulélé à Papeete.
Bien sûr à côté de cela, il n’y avait nul part où il n'y avait pas de musique, et ainsi je n'ai pas été intouché par la musique polynésienne.
Le fait est que je suis reparti bredouille, n’ayant rien pour m’accompagner dans mon retour en Europe, et surtout, je ne sais pas ce que les Polynésiens considèrent comme l'étalon de leur musique nationale digne d'être enregistré et immortalisé sur un disque et distribué aux fans de musique qui visitent leurs archipels.
La matérialisation physique dans le "paysage commercial" d'un endroit de la musique du peuple qui anime cet endroit facilite la vie du touriste, mais permet également de manière plus efficace de jouer le rôle unificateur de la musique pour les locaux en matérialisant l'objet, en créant un canon commun, et en évitant ainsi la dispersion des écoutes via la consommation de listes de lecture personnalisées par des algorithmes fournis par des monopoles pour servir d'autres monopoles de grands labels qui se soucient peu de la musique locale. (Cela pourrait même être l'une des clés du succès de la musique folk en dehors de la France, par nature locale et quasi toujours indépendante, mais soutenue par la culture de l'album physique au détriment de la culture française de la chanson individuelle favorisant une musique plus “jacobine”).
Oui Internet donne accès et rend visible la musique du monde entier et de toute les civilisation, mais cela nous fait la belle jambe si celle-ci est enterré justement dans la montagne de contenu qu’est l’intégralité de la musique du globe des 100 dernières années, surtout si la dématérialisation la rend plus difficilement découvrable “sur place”.
Un autre argument personnel auquel j'ai réfléchi concernant la défense du support physique est celui de la transmission et du partage.
Ces disques que l'on accumule, qui se matérialisent dans nos bibliothèques, nos chambres, nos salons, etc., ne sont pas seulement une collection d'objets, mais constituent un patrimoine musical personnel.
Nombre de personnes ont élargi leur champ d'écoute par rapport à ce que proposait la radio ou ce que leurs camarades écoutaient en héritant de la vieille collection de disques de leurs parents, ce qui permettait de redécouvrir de bons albums du passé.
De même, cette matérialisation et cette transmission permettent de donner une chance à des artistes moins célèbres, moins culturels, de se transmettre également et de laisser une place dans l'écoute d'une nouvelle génération.
Comme mentionné précédemment, le contact avec l'objet physique dans le cadre de cette transmission permet de consacrer plus de temps et d'attention à l'écoute de ces vieux disques transmis, leur donnant ainsi une nouvelle vie. Mais cela a également un impact sur la façon dont nous partageons la musique.
À une époque où nous partagions la musique que nous aimions avec nos amis et connaissances en prêtant des CD, ces derniers étaient obligés de les écouter, de passer du temps avec, d'apprécier un peu les choses, alors qu'aujourd'hui, nous devons nous contenter d'envoyer des liens qui ne seront pas ouverts, et il n’a jamais été autant plus facile que de nos jour d'ignorer toutes les recommandations musicales que nous essayons vainement de faire.
La matérialisation permet la pérennité, ce qui permet ainsi de donner plus de chances d'impacter un public mis en contact avec cet objet matérialisé qui, dans le monde dématérialisé, est en concurrence avec beaucoup trop de choses dans un univers rempli de distractions pour donner une chance suffisante à des choses moins célèbres que d'autres dans ce monde de compétition où la réputation est tout.
De même, dans ce monde de l'archipélisation, la communalité de la musique est en train de disparaître précisément en raison de ces canaux algorithmiques non matériels qui enfoncent les gens dans des boucles de contenu sans recréer la magie des liens musicaux que nous avons connus au XXe siècle, des Beatles chez Ed Sullivan jusqu'à l'Oasismania ou à la vague garage des années 2000, et qui faisaient de la musique une véritable bande-son communautaire pour la jeunesse, désormais divisée en cycles numériques séparés par leurs choix archipélisants de contenu.
Il y aurait sûrement d'autres choses à dire sur le sujet, et je n'exclus pas un deuxième volet, d’autant plus que j’ai laissé peu de place aux contres-arguments qui peuvent être eux aussi intéressants.
Néanmoins, il est clair, particulièrement dans le domaine de la musique, que la possession physique de nos médias présente de nombreuses vertus, autres que celles que l'on entend le plus souvent, et que ces vertus contribuent à un écosystème économique et pratique qui, au-delà de la question du contenu matériel ou non, change nos appréciations du contenant et donc, par là, la façon dont ce contenant est pensé artistiquement et donc créé.
Les épisodes de réappréciation du physique que nous voyons apparaître actuellement sur les réseaux sociaux doivent donc être encouragés d'autant plus que le physique peut parfaitement coexister pacifiquement avec le numérique, et que de nouvelles solutions devraient être envisagées par les distributeurs pour créer de nouvelles synergies entre les deux, notamment avec l'impression à la demande, qui pourrait être la solution pour les artistes indépendants et les petits labels, mais qui, bien que très présente pour l'édition de livres, ne l'est pas encore pour les albums.
Enfin, dans ce monde incertain, il est toujours bon d'ajouter un peu de concret, quelle que soit la nature de ce concret, et de temps en temps, de se libérer des diktats de l'algorithme et des données pour quelque chose de plus personnel et donc plus matériel.
Cette question est finalement au cœur d'une des problématiques concernant l'utilisation de la technologie : si quelque chose est pratique, ce n'est pas nécessairement vertueux et doit être utilisé avec prudence, car cette chose peut être pratique et efficace, mais en remplaçant quelque chose qui l'était moins, elle détruit tous les systèmes et écosystèmes vertueux que soutenait cette chose moins pratique, et qui contenait également en son essence une partie de la fabrication du bien que nous essayons en vain de retrouver dans la solution plus pratique sans nous rendre compte que celle-ci ne nous offre qu'un succédané triste des relations que nous avons perdues dans le système précédent plus poussiéreux peut être mais aussi par son archaïsme plus complexe et donc par définition peut être un peu plus humain.
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