Critique : Shadow Kingdom - Bob Dylan

 

Pour son troisième album (hors série des bootlegs) après avoir reçu le prix Nobel de Littérature, Bob Dylan nous offre un album de faux lives enregistré en studio pendant le confinement, principalement centré sur des matériaux de sa période électrique et des années 70. Ces chansons sont déjà explorées lors de son excellent "Rough and Rowdy Ways Tour", auquel j'ai eu la chance d'assister à l'une des deux représentations parisiennes.

Les conditions d'enregistrement à la fois live et en studio confèrent à cet album une chaleur sonore toute particulière, alliant spontanéité et clarté, ce qui s'accorde parfaitement avec le type de musique présenté. En effet, les arrangements à base d'accordéons, de guitares sous toutes leurs formes, malgré la nature électrique de certaines des chansons choisies et de certains riffs amplifiés que l'on peut déceler ici et là, ne trompent pas : nous sommes ici face à de la folk dans sa forme la plus pure, magistralement interprétée par le plus grand représentant de cette grande tradition musicale.

La folk est avant tout la retranscription et la réinterprétation des chansons traditionnelles, ancestrales, celles qui appartiennent au peuple et se transmettent de génération en génération au point d'en avoir oublié les noms des auteurs originaux. C'est cette musique dont Dylan est tombé amoureux il y a maintenant plus de 60 ans. Si ses premiers albums étaient composés quasi exclusivement de matériel traditionnel, de folk pure, il ne tarda pas à s'attirer les foudres des puristes qui l'avaient adulé, en écrivant ses propres chansons et surtout en passant à l'électrique.

Or, voici que plusieurs décennies après ces foudres initiales, et des décennies de génie et de réinvention, Dylan retravaille avec brio ses matériaux en les réinterprétant dans une vision décidément acoustique qui ne dérogerait pas à certaines sorties modernes de Topic Records ou de Smithsonian Folkways. En effet, si elles étaient déjà géniales dans leur contexte initial d'expérimentation électrique des années 60 et de folk rock des années 70, elles retournent ici à leur maison initiale : la folk pure.

En effet, au cours de ces décennies, c'est le répertoire dylanien lui-même qui s'est transmis, réinterprété, transformé par l'action et l'admiration de millions de musiciens tombés amoureux de la musique de Dylan, tout comme lui était tombé amoureux de la folk. Les chansons de Dylan sont devenues de véritables folksongs authentiques, passant du pan contemporain de ce genre à son pan traditionnel, sans qu'aucun de ses albums, aucune de ses chansons ne prenne une seule ride. Ainsi, Dylan en tant que folksinger à son tour se réapproprie le répertoire dylanien et lui insuffle une vie nouvelle et une incarnation des plus intéressantes, témoignant de son intemporalité.

Dans "Shadow Kingdom", Dylan retravaille et réexplore non seulement son propre répertoire, mais aussi la musique américaine en général, de manière analogue à ce qu'il a fait avec du matériel original sur "Rough and Rowdy Ways", montrant une fois de plus qu'à la fois sur le plan poétique (en réinterprétant le matériel pour lequel il a obtenu le Nobel en 2016 pour son apport à la tradition de la chanson américaine) mais aussi musicalement, à travers ses superbes arrangements très roots et ses excellents musiciens, il est le tronc qui relie la musique américaine, qu'elle soit rock, folk ou country, des racines jusqu'aux innombrables branches fruitières qui ont poussé du tronc dylanien. "Shadow Kingdom" est en cela une synthèse d'une synthèse, tout en apportant un vent de fraîcheur et montrant ce qui est encore possible avec Bob Dylan.

En cela, ses interprétations vocales montrent encore une fois la profondeur du mystère de la voix de Dylan, mystère s'approfondissant d'année en année et qui était déjà bien là il y a plus de 60 ans. Ainsi, on retrouve par exemple "What Was It You Wanted", une forme de crooning telle qu'il a pu la pratiquer dans sa trilogie de reprises de standards précédant "Rough and Rowdy Ways", mais ici dans une optique plus roots et americana, affirmant fermement son appartenance à la tradition vocale country-blues. Nous pouvons aussi évoquer son phrasé parlé sur "Tombstone Blues", originellement l'un des morceaux les plus rapides au cœur du projet électrique de "Highway 61 Revisited", qui était presque qualifié de "proto-rap", mais qui ici s'approche davantage du spoken word, mettant ainsi en avant de façon nouvelle la poésie surréaliste du morceau tout en donnant une tonalité blues à la chanson, là où l'original se revendiquait comme un retour aux sources du rock'n'roll dans un monde post-British Invasion.

Sur "Most Likely You Go Your Way and I'll Go Mine", originellement parue sur "Blonde on Blonde", il choisit à l'inverse de se rapprocher de l'original en laissant à la production plus qu'à la performance vocale, toujours de qualité, le soin de réinterpréter en version plus acoustique ce classique de la période électrique. Et au contraire, la nonchalante balade country tirée de "John Wesley Harding", "I'll Be Your Baby Tonight", devient ici un morceau de rock'n'roll roots et acoustique où Dylan, à plus de 80 ans, montre qu'il a toujours un dynamisme sans failles et que sa voix, en dépit de ses ardeurs critiques, a vieilli avec grâce et maîtrise sans avoir recours à aucun artifice moderne qu'il aurait eu le droit d'employer, comme le fond bon nombre de ses contemporains de légende (à noter qu'il est étonnant que sa voix semble en bien meilleur état et dans une jeunesse plus grande que sur "Christmas in the Heart", par exemple, sorti dans les années 2000, ou que sur ses albums de matériel traditionnel sortis dans les années 90).

"C'est "Pledging My Time" qui peut-être est resté le plus inchangé des morceaux tirés de la période électrique, mais son interprétation n'en est pas moins radicalement différente. Si les inflexions vocales et le blues sont les mêmes, on troque ici l'ironie dylanienne agressive de 1966 pour un détachement dylanien plein d'humour de 2023. Sur "The Wicked Messenger", Dylan rajoute des inflexions jazzy qui, paradoxalement, renforcent l'atmosphère country et roots de la chanson originale et renforcent l'atmosphère prégnante de gothique sudiste de synthèse américana suprême qui surplombe l'album depuis la première seconde jusqu'à la dernière, du titre à la pochette.

Un des titres de "Shadow Kingdom" qui a le plus accaparé l'attention des critiques, et à raison, est la nouvelle version de "Forever Young", la troisième en studio après les deux originales avec "Planet Waves" sortie en 1974 avec The Band. Cette nouvelle version, outre la qualité de son interprétation par un Dylan qui chante à la fois avec nonchalance et conviction profonde comme seul lui sait le faire, et de son arrangement de très grande qualité porté par une délicate mandoline, résume l'essentiel du propos de l'album : la fraîcheur toujours nouvelle de la musique de Dylan et sa capacité immortelle à réinterpréter sans cesse, que ce soit en live et maintenant en studio, son répertoire colossal qui est désormais complètement entré dans l'imaginaire collectif américain pour tous les musiciens dignes de ce nom.

L'album se termine par un instrumental renvoyant à la bande originale de "Pat Garrett and the Billy the Kid" et quitte l'ambiance gothique du Sud pour descendre encore plus bas dans le cœur de l'Amérique, pour se terminer parfaitement en mettant en avant ses excellents musiciens. Cet album célèbre à travers son plus grand interprète ce qui est le cœur de la musique américaine : Bob Dylan.

En conclusion, cet album constitue une entrée très solide dans la longue et fondamentale discographie de Bob Dylan, qui, grâce à son son très chaleureux et à ses arrangements semi-acoustiques traditionnalisant, réinterprète avec brio le répertoire électrique de Dylan, montrant ainsi sa place fondamentale dans le rock, la musique folk américaine et dans l'Americana en général.

17/20


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