O Fortunatos Nimium : réflexions sur la liberté, la paysannerie et la crise qu’elle traverse


En contemplant la crise agricole actuelle, mon premier réflexe hors sol fut de me remémorer  des vers de Virgile tirés des Géorgiques


“O fortunatos nimium, sua si bona norint,

Agricolas, quibus ipsa, procul discordibus armis,

Fundit humo ! facilem victum justissima tellus,

Si non ingentem foribus domus alta superbis

Mane salutantum totis vomit ædibus undam,

Nec varios inhiant pulchra testudine postes,

Illusasque auro vestes, Ephyreiaque æra,

Alba neque Assyrio fucatur lana veneno,

Nec casia liquidi corrumpitur usus olivi.

At secura quies, et nescia fallere vita,

Dives opum variarum ; at latis otia fundis,

Speluncæ, vivique lacus : at frigida Tempe,

Mugitusque boum, mollesque sub arbore somni,

Non absunt ; illic saltus et lustra ferarum,

Et patiens operum exiguoque assueta juventus.

Sacra deum sanctique patres: extrema per illos

Iustitia excedens terris vestigia fecit.”


Nous pouvons ainsi traduire cet extrait : 


Oh trop bien heureux les paysans s' ils connaissaient leurs biens !

Bien loin des discordes et des armes

la terre d’elle même dans sa justice victorieuse 

leur prodigue une nourriture facile.

Ils n’ont pas d’orgueilleuses demeures aux frontons larges

qui chaque matin vomissent en abondance le flot des clients

Mais ils n’exultent ni face aux poteaux variés ornés de belles écailles

Ni devant les vêtements incrustés d’or, ni devant les bronzes d’Ephyre

Et la blancheur de leur laine n’a été maculée du poison de la pourpre assyrien

Et non plus ils ne corrompent leur pure huile d'olive par les épices

Mais ils ont pour eux une quiétude assurée et une vie sans tromperie

Mais ils ont pour eux des jours opulents et variés en richesses, 

Mais ils ont pour eux les grands espaces, des grottes, des lacs d’eaux vives et de fraîches vallées,

Pour eux est le mugissement du bœuf et de doux sommes sous les arbres ne manquent pas,

ils ont ici des forêts et les repères des animaux encore sauvages

Leur jeunesse est endurante à la tâche et se contente de peu

Ils ont le culte des Dieux à l’égal de celui des pères,

et c’est ainsi que lorsque la Justice quitta notre monde, elle fit parmi eux ses derniers pas


Force est de constater que ce paysage idyllique que la vie paysanne que nous peint Virgile tranche violemment avec ce que vivent aujourd’hui nos agriculteurs : la justice a définitivement quitté leur terre et s'ils connaissent parfaitement la valeur de leur bien, ils ne peuvent plus qu'être trop malheureux.

Le monde paysan que chantaient les poètes augustéens avec plein de nostalgie est aujourd’hui plus que jamais au bord de l'extinction. 

La communion avec la terre, la vie simple et la liberté qui en découle, la justice dans les mœurs, tant de valeurs virgiliennes associées aux travailleurs du pays, ont été remplacées par des normes qui étranglent, des taxes qui étouffent et partout une injustice aussi aveugle à leur souffrance que le serait la véritable justice.

Le vieil idéal romain, si loin de nous, mais si influent dans la naissance de nos sociétés qui se veulent encore libres, considère le monde paysan comme l’idéal à atteindre en termes de valeurs. 

Rome fut fondée par des guerriers-paysans et la République, de nombreuses fois, a été secourue par de nobles patriciens n’ayant jamais coupé le lien avec la terre nourricière et la voie ancestrale qu’elle a fait naitre et ainsi Auguste, dont la femme filait la laine pour montrer l’exemple, blâmant la chute de la République sur la perte des valeurs paysannes ancestrales, s’efforça durant son principat de convoquer cette imagerie dont la poésie virgilienne en est le plus éclatant représentant.  

La simplicité paysanne était ainsi synonyme d’harmonie, de sobriété, de valeur, de paix et surtout de liberté : le Paysan est indépendant, solide, fiable, modeste et libre. 

C’est le sens de notre fortunatos nimium. Et ainsi, brillamment dans ce poème et plus généralement dans l’idéologie augustinienne, est opposé à la ville matérialiste et remplie d’illusions et d'orgueil. 

Bien sûr, les réalités concrètes sont souvent plus complexes et nuancées que les réalités poétiques mais, à l'aune des tristes événements que nous vivons, ces vieilles et belles images virgiliennes et pastorales ne peuvent nous empêcher, une fois le pincement au cœur provoqué par la souffrance de ceux qui nous nourrissent, de nous pousser à réfléchir sur le contraste et le gouffre abyssal séparant les pouvoirs technocratiques de nos humbles paysans comme devait déjà aux premières années de la Pax Romana contraster la vertu de nos agricolas aux élites sénatoriales “déconnectés” qui avait poussé la République dans la guerre civile en s’étant éloignée de l’humilité et des valeurs des fondateurs paysans de la Cité.

Empêchés dans leur travail, pourtant fondamental, par des normes bureaucratiques insensées, frappés de nombreuses taxes inconsidérées, les paysans ont trouvé dans un certain pouvoir urbain idéologique et sclérosé, un adversaire aussi vicieux qu’éloigné de leur réalité. 

Les suicides dans cette profession des plus nobles n'arrêtent pas la folie normative et régulatrice dans sa croisade infernale contre le monde paysan. 

Les idées bruxelloises voulant, partout en Europe, écraser notre bel idéal virgilien pour lui substituer un contrôle total par une technostructure et des monopoles froids et centralisés. Beaucoup critiquent ce que l'on appelle le libéralisme pour cet état de fait, mais, pourtant, il n’est pas nécessaire de sortir des lumières et de convoquer la “terre qui ne ment pas” pour compatir avec nos agriculteurs et dénoncer les mains qui les étranglent.

Car, en effet, si l'on remonte aux racines de ce que l'on appelle le libéralisme, nous trouverons une même célébration des idées des vieux romains sur le monde paysan et les valeurs qu’il nous enseigne. 

Ainsi, d’un point de vue littéraire, on ne peut ignorer, qu’importe ce que l'on pense du personnage souvent agaçant ou moralement répréhensible qui les écrit, le magnifique passage des confessions de Jean-Jacques Rousseau dans lequel, en perdition sur les chemin de Savoie, il est accueilli par un paysan accablé par les taxes, déjà assassines à l’époque, et qui offre au voyageur inconnu un peu du fromage qu’il avait caché pour ne pas être prit par les collecteurs d'impôts. 

Pour ce qui est de l’épopée, on ne peut aussi manquer de se rappeler comment Pasquale Paoli, fondateur de la première véritable constitution moderne, rappela aux paysans corses devenus guerriers trop orgueilleux pour retourner aux champs après tant d’exploits martiaux, que le travail de la terre était le plus noble et le plus libre, en convoquant, en parfait latiniste, ces même images par lesquelles j’ai commencé cet article. 

Et puis, la paysannerie n'était-elle pas un des “blocs de granit” du gouvernement Bonapartiste qui inscrivit et dissémina à travers l’Europe les idéaux de liberté et d’égalité dans la loi ?

Et, enfin, du point de vue philosophique, comment face à l'oppression actuelle du monde paysan par ceux que certains qualifient par ce même terme de libéralisme, les idées d’aristocratie naturelle de Thomas Jefferson que l'on présente, comme Paoli, comme un des fondateurs même de ce mouvement dont le nom désigne tant de choses si contradictoire. Pour Thomas Jefferson, un gouvernement démocratique devait se fonder sur l'existence d’une aristocratie naturelle, fondée sur les talents, le travail et le mérite plutôt que sur le sang, parmi lesquels se trouvait les paysans américains car connaissant intimement le pays, étant prêts à défendre la terre qui les nourrit et comprenant la nécessité d'un régime fait pour garantir des droits à la propriété, à la liberté et à la sécurité. 

Un gouvernement fondé sur des principes de liberté ainsi doit se reposer sur une aristocratie naturelle légitime pour défendre et faire prospérer un tel gouvernement et donc si beaucoup de membres de cette aristocratie naturelle se trouvent parmi cette caste de travailleurs indépendants et terriens, un gouvernement libre, pour assurer sa viabilité et son indépendance, doit protéger et favoriser une telle caste sur laquelle il doit s'appuyer pour assurer sa survie. 

Nous somme loin de la technocratie ne s'appuyant plus sur l'indépendance et le talent naturel mais sur les réseaux et des divisions arbitraires, hors de considérations de travail et de lien avec la terre, fondées sur une distinction imaginaire entre “l'expert” devinant à l'avance les intérêts du bien commun et le commun, lui même, trop béotien pour savoir ses propres intérêts et besoins. 

L'idée Jeffersonienne, et donc “libérale” n'a donc rien à voir avec celle “libérale” actuelle européenne et méprisante du technocrate et voyait au contraire dans le paysan non pas le béotien inculte, ni même la vision virgilienne, mais bien un protecteur et un fondateur des libertés publiques justement car, par son talent et son travail méritoire et naturel, le plus à même de voir et comprendre les intérêts du bien public.

Ainsi, pour illustrer ce propos, quoi de mieux que de nouveau nous replonger dans la Rome Antique en rappelant l'héroïque et paysanne figure de Cincinnatus qu'avait inspiré nos guerriers paolistes de tout à l'heure. 

Homme politique influent, il part à la campagne travailler la terre en simple paysan vertueux quand les sénateurs, par deux fois, le rappellent pour assurer la dictature et sauver la République et, par deux fois, il rendit le pouvoir et la liberté au peuple pour retourner travailler la terre, faisant preuve d'une vertu publique paysanne que l'on peut interpréter comme voyant naître l'idée d'état de droit non dévoyé.

Ainsi, aujourd'hui, nous sommes bien loin du paysan virgilien, nous sommes aussi loin du responsable et frère aristocrate naturel jeffersonien, du guerrier-paysan paoliste ou cincinnatinen. 

Néanmoins, il serait faux de penser que seul l'État est responsable du malheur agricole actuel, les monopoles agissant de concert avec lui pour faire du paysan un nouveau prolétaire autant qu'un nouveau serf néo féodal.

Soyons marxien un bref instant : si nominativement l'agriculteur possède les moyens de production (son exploitation), factuellement, il s'en retrouve dépossédé et est le véritable prolétaire moderne. 

En effet, les taxes et les normes l'empêchent d'agir librement et font planer sur lui le spectre de l'arrêt d'activité, mais à ces plaies publiques, il faut ajouter les malheurs qu'avec la complicité de l'état et de l'Europe, les monopoles privés ont rajouté à son dur labeur : les semenciers lui imposent leurs plans stériles et lui interdisent la maîtrise de ses nobles cultures, les financiers leur imposent des prêts pour des machines de prix et la grande distribution leur impose des prix indignes, des corps de métiers nécessaires mais devenus tyranniques.

Ils ne possèdent rien, tels des kolkhoziens, mais on les persécute en koulak. 

Et, ainsi, les aristocrates naturels indépendants sont réduits au servage qu'ils avaient réussi à abolir. 

L'Etat et l'Europe se méfiant sûrement trop d'hommes libres et indépendants économiquement et préférant le modèle des exploitations de masse monopolistiques, déconnectés de la nature et s'affichant des individus à nos humbles et nobles agriculteurs familiaux virgilio-jeffersoniens qui se révoltent aujourd'hui contre ce nouvel ordre et donc contre l'extinction de leur liberté et de leur mode de vie et, par là, des vertus démocratiques nécessaires qu'ils ont fait naître.

Les revendications ainsi sont celles de redevenir, en plein droit, les véritables possesseurs de leurs propres outils de production dont ils ont été, de facto, privés (tout en étant traités comme s’ils étaient aussi riches que leurs récoltes) et donc de retrouver leur juste indépendance et d'être de nouveau vus comme cette aristocratie naturelle oh combien républicaine. 

Nos paysans ne se battent pas pour de l'argent ou des subsides mais bien pour des vertus antiques et une liberté réelle. 

Le respect qu'ils demandent est un cri pour renouer avec nos véritables valeurs démocratiques. 

S’il est surement trop hors sol d'évoquer la poésie latine pour évoquer un conflit social si dur et concret, néanmoins, pour conclure finissons sur un autre poète augustéen, Tibulle, imprégné d'Epicurianisme, dont les vers résonnent comme un espoir d'une nouvelle quiétude, d'un nouvel âge d'or à conquérir pour nos paysans révoltés : 


“Divitias alius fulvo sibi congerat auro

     Et teneat culti iugera multa soli,

Quem labor adsiduus vicino terreat hoste,

     Martia cui somnos classica pulsa fugent:

Me mea paupertas vita traducat inerti,               

     Dum meus adsiduo luceat igne focus.

Ipse seram teneras maturo tempore vites

     Rusticus et facili grandia poma manu;

Nec spes destituat, sed frugum semper acervos

     Praebeat et pleno pinguia musta lacu.”


Je laisse à un autre le soin d’entasser ors et richesses,

    et de posséder de vastes arpents de sol bien cultivé

dont le labeur constant rend terrifiant l’approche de l’ennemi

    et dont les clairons martiaux arrachent au sommeil 

Moi je veux une vie simple qu’accompagne une douce inertie

tant que, sans manquement, un feu réchauffe et illumine mon foyer,

je planterai moi même de jeunes vignes à l’heure propice

et en homme rustique je récolterai facilement à la main de généreuses pommes

Et que l’espoir ne me laisse pas tomber et qu’il me donne continuellement des graines mûres

et qu’il me fournisse des lacs pleins de vin épais.

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